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Critères de résilience

Nous avons défini le concept de résilience et expliqué son utilité. Plusieurs études ont cherché à déterminer les principaux attributs des systèmes résilients. Nous proposons ici d’inventorier les critères de résilience les plus fréquemment proposés en écologie[1] ou en sciences sociales[2], et de justifier leur pertinence dans le cadre du système alimentaire.

Diversité

Darwin postule dès 1859 qu’un écosystème est d’autant plus stable que le nombre d’espèces qu’il abrite est élevé[3]. Depuis, de nombreuses études ont démontré l’existence d’un lien entre la biodiversité d’un écosystème et sa résilience.[4][5] Les explications proposées à cette observation sont multiples[6] : la diversité permet la redondance de certaines fonctions écologiques essentielles, l’émergence d’interactions à de multiples échelles, la multiplicité des réponses consécutives à une perturbation donnée…

En matière de production agricole, la diversité s’avère être un critère essentiel de résilience à toutes les échelles.

A l’échelle génétique, la diversité permet une meilleure adaptation des espèces cultivées au terroir, à la nature et la richesse des sols, et aux fluctuations climatiques locales.

Dans une parcelle agricole, la diversité des variétés et des espèces cultivées permet une moindre propagation des maladies et des ravageurs[7]. De nombreuses associations culturales permettent de bénéficier de services mutuels entre espèces (protection, échange de nutriments), qui améliorent la résilience de l’ensemble.

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Parcelle cultivée en agroforesterie à la Ferme du Bec Hélouin. Crédit photo : Charles Hervé-Gruyer.
L’agroforesterie correspond à l’association d’arbres, de cultures et/ou d’animaux sur une même parcelle. Cette pratique ancestrale permet une meilleure utilisation des ressources et une plus grande diversité biologique.

A l’échelle d’une ferme, la diversité des productions diminue la vulnérabilité de l’exploitation face aux fluctuations des conditions extérieures (météo, parasites, prix de vente)[8], qui affectent inégalement chaque récolte. La culture parallèle de sorgho et de maïs est ainsi traditionnelle dans de nombreux pays du sud : le premier résiste bien à la sécheresse tandis que le second attire moins les oiseaux. Plus généralement, la polyculture-élevage occupait la majeure partie du monde paysan jusqu’à la fin du XIXème siècle.

A l’échelle d’une région, la diversité des filières agricoles permet à un territoire de ne pas être sinistré en cas de mauvaise récolte. Spécialisation et concentration font courir des risques accrus d’épidémie ou de crise sectorielle, comme ce fut le cas dans le sud-ouest de la France en 2017 lors de l’épidémie de grippe aviaire, qui a conduit à l’abattage préventif de 800 000 canards. [9]

Enfin, à l’échelle d’un pays, la diversité des productions et des régimes alimentaires limite la gravité des pénuries lorsqu’elles surviennent. La dépendance à une source de calories prépondérante compte parmi les causes principales des famines. Ainsi, la famine de la pomme de terre, qui ravagea un million d’irlandais (sur une population de 8 millions) entre 1845 et 1852, affecta bien moins durement d’autres régions d’Europe, où le mildiou sévit pourtant dans des proportions similaires[10]. Les paysans irlandais tiraient en effet plus des trois quarts de leur ration[11] calorique des pommes de terre, faute de tenures suffisantes pour diversifier leurs cultures.

La diversité compte donc parmi les critères de résilience importants du système alimentaire, à toutes les échelles.

Modularité

Un système est dit modulaire lorsque ses différentes composantes possèdent une autonomie relative de fonctionnement. Ce principe est couramment appliqué dans les procédés industriels complexes, pour éviter qu’une malfaçon n’entraîne l’arrêt de la chaîne de production, ou dans l’architecture des systèmes informatiques.

Un système modulaire et diversifié a tendance à réagir graduellement et de manière prévisible aux perturbations extérieures, alors qu’un système interconnecté et homogène tend au contraire à réagir de façon subite et imprévisible à une altération de son environnement.

Critère de résilience : la modularité

Comparaison des réponses de deux systèmes dynamiques à une contrainte extérieure : à gauche, un système modulaire et hétérogène, à droite, un système fortement interconnecté et homogène[12]
 

Dans un système modulaire, chaque élément (ou sous-système) réagit inégalement aux contraintes extérieures. Le basculement d’un élément vers un nouvel état n’a que peu d’incidence sur l’état global du système. Inversement, un système homogène et interconnecté peut opposer un certain degré de résistance au changement, jusqu’au basculement soudain de l’ensemble du système vers un nouvel état. Le système financier[13] et le réseau électrique européen[14] fournissent des exemples typiques de systèmes qui présentent une vulnérabilité du fait de leur forte connectivité.

Appliqué au système alimentaire, nous pouvons distinguer :

  • la modularité « verticale », qui désigne l’autonomie financière, technique et fonctionnelle des différents maillons d’une filière ;
  • la modularité « horizontale », ou spatiale, entre systèmes alimentaires régionaux.

Les circuits courts, qui correspondent à un type de commercialisation des produits alimentaires sans intermédiaire (AMAP, marchés de producteurs) ou via un seul intermédiaire (coopérative ou magasin de producteurs) présentent par exemple une grande autonomie verticale et spatiale.

Inversement, la commercialisation des produits issus de la filière laitière conventionnelle est tributaire d’une multitude d’acteurs extérieurs (entreprises de collecte, usines de transformation, ateliers de conditionnement, transport de longue distance, plateformes de stockage, livraisons, hypermarché), et se subordonne à la structure « en sablier » de la grande distribution, dans laquelle quatre super-centrales d’achat s’approvisionnent auprès de 17 000 fournisseurs, et cumulent 90% des parts de marché[15]. Chaque maillon de la chaîne fait courir un risque à l’ensemble de la filière.

Cyclicité

Dans un écosystème, la production de chaque espèce est la ressource d’une autre : la cyclicité des flux de matières est le mode d’organisation spontané.

Les sociétés humaines sont capables de modifier à leur profit – et parfois à leurs dépends – les flux géochimiques et organiques terrestres :

  • Elles prélèvent des ressources non renouvelables à leur échelle de temps (hydrocarbures, minerais) ;
  • Elles prélèvent des ressources naturelles (bois, eau, animaux) à un rythme potentiellement supérieur à celui auquel ces ressources se renouvellent ;
  • Elles rejettent des déchets, c’est à dire des matières qui s’accumulent faute de pouvoir être recyclés par l’environnement ou la société.

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Résidus pétroliers dans une exploitation de sables bitumineux en Alberta, Canada.
Crédit photo : Yann Arthus Bertrand.

Le pétrole, principale source d’énergie des sociétés industrielles modernes, est une ressource non renouvelable à l’échelle humaine.

L’histoire environnementale est une science visant à étudier les impacts de l’Homme sur son environnement, et le rôle de l’environnement dans l’Histoire humaine. Comme le montrent les adeptes de cette discipline[16], cette interaction joue un rôle fondamental dans l’histoire de toutes les civilisations passées et modernes. L’altération des cycles naturels provoquée par une surexploitation des sols compte parmi les principales causes du déclin des sociétés humaines. Platon, dans La République, observait déjà qu’une « cité en bonne santé » devait avoir une consommation adaptée à ses ressources naturelles, et déplorait dans le Critias les conséquences de la déforestation :

« Notre terre est demeurée, par rapport à celle d’avant, comme le squelette d’un corps décharné par la maladie. Les parties molles et grasses de la terre ont coulé tout autour,
et il ne reste plus que la carcasse nue de la région
 »

Platon, le Critias.

Ainsi, la cyclicité du système alimentaire est un critère important de résilience :

  • tout système reposant sur une extraction de matières supérieure aux capacité de renouvellement se rend par définition vulnérable à leur pénurie ou à toute fluctuation affectant leur disponibilité (cours mondiaux, géopolitique) : le sevrage de l’agriculture cubaine[17] suite à l’effondrement du bloc soviétique en constitue un très bon exemple ;
  • parallèlement, toute matière non « recyclée » s’accumule et exerce une pression supplémentaire sur l’environnement, jusqu’à précariser certains équilibres indispensables au maintien du système (climat, qualité de l’eau, pollinisateurs, etc.).

Ancrage local

Quelle est l’échelle d’organisation souhaitable pour un système résilient ? Il n’y a pas de réponse simple à apporter à cette question : un système alimentaire, comme un écosystème, est le produit d’interactions multiples entre acteurs exerçant leurs influences à des échelles diverses et imbriquées.

On peut toutefois remarquer que dans le cas du système alimentaire, la question de l’échelle est étroitement liée aux critères qui précèdent : est dit local un système qui ne dépend pas ou peu des transports longue distance. Cela impose d’être diversifié, pour nourrir convenablement une population, ainsi que modulaire et cyclique pour être moins dépendant des ressources éloignées – parmi lesquelles le pétrole, source d’énergie de la quasi-totalité des transports modernes.

Le cas du Venezuela est emblématique : la mono-spécialisation de l’économie vers l’exploitation pétrolière a provoqué un afflux massif de devises étrangères, qui a rendu les produits agricoles domestiques plus chers que ceux issus de l’import, et occasionné un exode rural massif. Exportateur net de denrées agricoles jusqu’aux années 1950, le Venezuela s’est rendu plus dépendant des importations extérieures que n’importe quel autre pays d’Amérique latine[18]. Suite à la chute du prix du baril de 2015 et à la crise économique qui s’en est suivie, le pays s’est enfoncé dans une crise alimentaire sans précédent. La monnaie, dévaluée d’un facteur, cent, mille, puis dix-mille, ne lui permettait pas d’importer suffisamment de nourriture. Les pénuries se sont généralisées, la population a perdu en moyenne une dizaine de kilogrammes[19], et plus de cent mille habitants ont dû fuir en Colombie pour s’alimenter.

Critère de résilience : local

Rayons vides dans un supermarché de Caracas. Licence Creative Commons.
La souveraineté alimentaire compte parmi les critères de résilience les plus couramment utilisés par les États.

La question de l’échelle du système alimentaire ne se limite toutefois pas à la souveraineté alimentaire nationale.

Les manifestations contre le prix des carburants ayant sévi au Royaume-Uni en 2000 ont mis à mal l’approvisionnement de milliers de stations service dans le pays[20]. Au bout de deux jours, des produits de première nécessité sont entrés en rupture de stock, et des mouvements de panique ont créé des queues interminables devant toutes les stations services encore ouvertes. Au troisième jour, les supermarchés se sont mis à rationner la vente de plusieurs denrées alimentaires. En à peine quatre jours, le blocage des carburants a mis en danger la sécurité alimentaire du pays.

La dépendance aux transports de longue distance constitue donc un facteur important de vulnérabilité.

Implication collective

En écologie, on observe qu’outre la diversité des espèces, la distribution et la redondance de certaines fonctions écologiques au sein des espèces peuplant un écosystème influent fortement sur sa stabilité[21].

Ainsi, un écosystème dans lequel une espèce donnée occupe seule un rôle essentiel, est logiquement plus vulnérable. Ce fut par exemple le cas du récif corallien des côtes jamaïcaines, où la surpêche a réduit à l’unité le nombre d’espèces de poissons se nourrissant d’algues. Une épidémie ayant emporté cette dernière espèce, le récif a péri sous les algues qui ont proliféré faute de prédateur.[22]

Dans le cas du système alimentaire, plusieurs exemples historiques ont montré qu’une large participation de la population à la production agricole assurait une meilleure sécurité face aux phénomènes de rupture.

Ainsi, les collectifs de jardins à usage privatif ont connu un essor important en URSS, pour palier aux pénuries affectant les magasins approvisionnés par les fermes d’État. Ces collectifs sont de taille très variables, avec une superficie moyenne de 15 hectares (soit 250 parcelles de six-arrhes). Toutes les villes soviétiques sont associées à une ceinture ou à une poche de jardins collectifs, située dans leur périphérie immédiate !

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Vue satellite d’un collectif de jardins à proximité de Iaroslav, Russie.
La Russie offre un exemple à grande échelle de modèle d’aménagement et d’organisation sociale
accordant une place centrale à la production agricole décentralisée.

Malgré les importantes craintes concernant la survenue de disettes consécutives à l’effondrement du bloc soviétique (à titre d’exemple, le pouvoir d’achat des enseignants a été divisé par cinq en quelques mois), aucune rupture majeure d’approvisionnement alimentaire des villes ne s’est produite, grâce à la démultiplication rapide des collectifs de jardins partagés : 65 % des familles de la ville de Moscou étaient engagées dans le jardinage urbain en 1991, contre seulement 20% en 1970.[23] On estime qu’environ un cinquième de la production alimentaire a pu être fournie par ces jardins individuels.

Critères de résilience et système alimentaire industriel

Les attributs des systèmes résilients sont presque inexistants dans l’alimentation des pays industrialisés :

  • la production agricole y est très spécialisée à toutes les échelles d’organisation, depuis la variété des espèces cultivées jusqu’aux régions agricoles, en passant par les fermes ;
  • la grande complexité et la connectivité du système s’opposent au principe de modularité ;
  • avec la révolution verte, le système agricole a perdu en cyclicité, et est devenu majoritairement extractiviste. L’ensemble du système dépend très fortement du pétrole, et produit une grande quantité de pollutions, (gaz à effet de serre, résidus de pesticides, excès de nutriments) ;
  • les produits disponibles en supermarché, qui constituent la grande majorité de l’offre alimentaire, ont en moyenne été transportés sur des centaines ou des milliers de kilomètres ;
  • moins de 3% de la population active[24] assure la production alimentaire française. Il existait 700 000 jardins familiaux en 1945, contre plus qu’une centaine de milliers depuis les années 1990[25].
 
 

Notes et références :

  1. Voir par exemple : Peterson, G., Allen, C. R., & Holling, C. S. (1998). Original Articles: Ecological Resilience, Biodiversity, and Scale. Ecosystems, 1(1), 6–18.
  2. Voir par exemple : Servigne, P. (2017), Nourrir l’Europe en temps de crise. Vers des systèmes alimentaires résilients.
  3. Darwin, C. (1859), On the Origin of Species by means of natural selection.
  4. Holling CS, Schindler DW, Walker BW, Roughgarden J. 1995. Biodiversity in the functioning of ecosystems : an ecological synthesis. Dans : Perrings C, et al. (eds). Biodiversity loss : economic and ecological issues. New York : Cambridge University Press. pp 44-83.
  5. Hooper DU, et al. 2005. Effects of biodiversity on ecosystem functioning : a consensus of current knowledge. Ecological Monographs 75:3-35
  6. Peterson, G. et al., op. cit.
  7. Rebulard, S. (2018), Le défi alimentaire : écologie, agronomie et avenir.
  8. Kahan D. (2008), FAO, Managing Risk in Farming, Farm Management Extention Guide.
  9. https://www.sudouest.fr/2017/01/05/les-abattages-de-canards-debutent-aujourd-hui-3079264-4585.php?fromsar=conseilRedac
  10. Vanhaute E. et al. (2006), The European subsistence crisis of 1845-1850: a comparative perspective
  11. D’après Vanhaute E. et al., op. cit., les irlandais consommaient en moyenne 2,1 kg de pommes de terre par jour et par personne. Cela équivaut à 1800 kcal.
  12. M. Scheffer et al., Anticipating Critical Transitions, Science, 2012, volume 338, n° 6105
  13. En finance, plusieurs études ont montré l’importance de la modularité pour réduire le risque systémique, comme : A. G. Haldane, R. M. May, Nature 469, 351 (2011)
  14. Marc Elsberg, auteur de la fiction-réalité « Black-out », a illustré comment un virus informatique pouvait en quelques heures mettre à mal l’ensemble du réseau électrique européen.
  15. http://www.processalimentaire.com/Flash-IAA/Hyper-concentration-vers-une-grande-distribution-a-trois-centrales-d-achats-33925
  16. La première chaire universitaire d’histoire environnementale fut fondée en 1972 par Roderick F. Nash. Depuis, la discipline connaît un développement rapide, consacré cette dernière décennie par la publication de best-sellers internationaux dont De l’Inégalité Parmi les Sociétés de Jared Diamond, ou Sapiens, de Yuval Noah Harari. Les auteurs français incluent Laurent Testot (Cataclysmes) et Christophe Bonneuil (l’événement Anthropocène).
  17. Servigne, P., Araud, C. (2012), La Transition Inachevée : Cuba et l’après-pétrole. Barricade.
  18. Clark, P. (2010) Sowing the Oil? The Chavez Government’s Policy Framework for an Alternative Food System in Venezuela. Humboldt Journal of Social Relations. Vol. 33, No. 1/2, Eating Right Now: Tasting Alternative Food Systems (2010), pp. 135-165.
  19. Landaeta-Jiménez, M.; et al. (2018). « Encuesta Nacional de Condiciones de Vida, Venezuela 2017, Alimentación I » [Annual Survey of Living Conditions, Venezuela 2017, Food 1]
  20. https://en.wikipedia.org/wiki/Fuel_protests_in_the_United_Kingdom
  21. Peterson G. et al., op. cit.
  22. Hughes TP. 1994. Catastrophes, phase shifts, and large-scale degradation of a Caribbean coral reef. Science 265:1547–51
  23. Boukharaeva, L., Marloie, M. (2011) « Des sols agricoles au service de la résilience urbaine : réflexions à partir du cas de la Russie », Espaces et sociétés 2011/4 (n° 147), p. 135-153.
  24. Agreste (2018). Bilan annuel de l’emploi agricole.
  25. https://www.senat.fr/leg/ppl01-368.html

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