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Les « villes vertes », c’est possible ?

Une personne née en 1960 a connu la Terre lorsqu’elle était peuplée de 3 milliards d’êtres humains, dont un milliard vivaient en ville. Depuis, la population mondiale s’est vue multipliée par 2,5 et la population urbaine par 4.[1]

Les villes, qui représentaient 2% de la population en 1800, et à peine 10% en 1900, rassemblent plus de la moitié de la population mondiale depuis 2007.[2] Elles poursuivent leur développement à un rythme très élevé, notamment dans les pays du Sud, si bien que l’ONU estime à deux tiers la proportion d’urbains d’ici à 2050.

L’essor urbain est concomitant avec « la grande accélération » de la consommation des ressources à l’échelle planétaire. Nous pouvons nous interroger sur la parenté de ces phénomènes pour tenter de nous forger une opinion sur le devenir des villes : les conditions nécessaires au maintien de la formidable prééminence urbaine seront-elles garanties au cours des décennies à venir ? Les mégalopoles multimillionnaires capables de gérer durablement les ressources représentent-elles un avenir plausible ?

L’empreinte écologique des villes

« J’aurais tendance à penser que c’est l’exode rural vers les centres urbains denses et décarbonés qui constitue aujourd’hui la vraie révolution écologique. » Cette allocution récente de l’écrivain Aurélien Bellanger sur France Culture[3] illustre une idée largement répandue au sein de la sphère politique et médiatique : les grandes villes permettraient la rationalisation de l’usage des ressources (logements collectifs) et la mutualisation des services (mobilité, équipements publics). Ainsi, la concentration de la population au sein des villes constituerait le mode d’organisation du territoire écologiquement le plus soutenable.

La logique qui sous-tend cette position suppose, d’une part, que les urbains adoptent en moyenne un mode de vie moins polluant que les habitants du monde rural (moins de voiture, en particulier), et d’autre part que l’empreinte environnementale d’une ville se résume aux activités de ses habitants.

 Vivre en ville ne permet-il pas de préserver les ressources planétaires ?

A l’échelle mondiale, une simple observation infirme le premier de ces postulats : en moyenne, plus un pays est urbanisé, plus ses émissions par habitant sont élevées.

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Chaque point représente, pour tous les pays pour lesquels les données existent dans le catalogue de données de la Banque mondiale, le pourcentage de la population vivant dans les villes par rapport aux émissions par habitant. Données : Banque Mondiale [4]

Cela s’explique en grande partie par le fait que les pays les plus riches sont aussi les plus émetteurs (Durand-Dastès, F.)[5], et présentent, du fait de leur développement économique ancien, des taux d’urbanisation élevés. Quoiqu’il en soit, presque aucun des pays à fort taux d’urbanisation ne possède une empreinte écologique soutenable (contrairement à plusieurs pays faiblement urbanisés) : le potentiel des villes dans la réduction des impacts environnementaux d’un pays reste entièrement à démontrer.

En Chine, premier émetteur mondial de gaz à effet de serre, une vaste étude (Wei et al, 2007)[6] a permis de comparer les consommations d’énergie directes (transport, chauffage et énergie domestique) et indirectes (alimentation, consommation de biens et de services, infrastructures, etc.) des urbains et des ruraux. Les résultats sont sans appel : la consommation d’énergie directe est supérieure de moitié, et la consommation d’énergie indirecte 4 à 5 fois plus élevée (!) chez les urbains que chez les ruraux. Les principaux facteurs expliquant ce grand écart sont le poste du logement (construction, matériaux, production et fourniture d’énergie domestique) et le mode de vie plus consommateur des citadins. Les auteurs de cette étude ont par ailleurs affiné leurs résultats en montrant que ces écarts n’étaient pas à mettre au crédit de la différence de pouvoirs d’achat existant entre urbains et ruraux : à niveau de revenu comparable, les émissions de GES par habitant restent bien supérieures en ville qu’en milieu rural (Wei et al, 2011)[7].

Le second postulat (« l’empreinte environnementale des villes se résume aux activités de ses habitants ») repose sur la définition, nécessairement arbitraire, du périmètre de responsabilité des villes dans l’empreinte écologique d’un territoire. Si nous prenons l’exemple du secteur alimentaire, l’achat d’un yaourt à la fraise dans une épicerie ne représente qu’une infime étape de la chaine de valeurs ayant permis son élaboration, son conditionnement, son acheminement et son retraitement. Tout ce système repose sur des infrastructures dont les coûts environnementaux doivent être pris en compte. Parmi les multiples pollutions engendrées par ce système, quelle part est imputable au consommateur final ? Une logique de comptabilité honnête doit permettre, pour chaque polluant (à l’instar du bilan carbone pour les émissions de GES), de répartir l’ensemble des impacts à l’ensemble de la population. C’est à cette fin qu’a été développé le concept d’empreinte écologique, ou encore de « capacité de charge ».

En biologie, la capacité de charge désigne la superficie nécessaire pour supporter les activités d’une certaine population animale au sein d’un écosystème. En raison de leur importante consommation d’eau, de nourriture, de matériaux de construction, de biens manufacturés et de carburants, ainsi que des vastes volumes de déchets et de polluants qu’elles exportent à l’extérieur de leurs frontières physiques, l’empreinte écologique des villes excède de plusieurs ordres de grandeur leur superficie géographique (le métabolisme urbain de Paris illustre bien les flux de matières qui entrent en jeu). Ainsi, le Global Footprint Network relève que presque toutes les grandes villes ont une empreinte écologique par habitant plus élevée que la moyenne de leur pays, et ce sans même prendre en compte l’exploitation diffuse de ressources motivée par leur activité économique (finance, marketing, commerce international).[8]

La rationalisation des services et la mise en commun des équipements ne produit donc pas d’effets suffisants pour compenser l’impact écologique du mode de vie citadin moderne, caractérisé par un niveau de consommation matériel élevé et par une économie intensive en usage de ressources.

En concentrant la population, les villes ne permettent-elles pas de préserver les espaces naturels ?

Les villes représentent 3% des terres émergées, et abritent plus de la moitié de la population mondiale. Une conclusion trop rapide serait de reconnaître aux villes une capacité à minimiser l’artificialisation des espaces naturels. En pratique, cela n’est pas vérifié. Les villes sont dépendantes, pour leur approvisionnement énergétique, matériel et alimentaire, d’infrastructures de production et de transport qui dépassent de loin leurs frontières géographiques, et sont autant de facteurs d’artificialisation des sols s’ajoutant à leur emprise bâtie.

En France, la surface des sols artificialisés[10] s’accroît de l’équivalent d’un département tous les 7 à 10 ans, ce qui diminue rapidement la surface agricole disponible[11], d’autant que cette dégradation concerne principalement les meilleures terres agricoles (à proximité desquelles les villes se sont historiquement développées).

La tendance à l’urbanisation actuelle, si elle se poursuit, occasionnera une perte majeure de biodiversité et un rejet massif de carbone consécutif à la destruction d’espaces naturels (Karen et al, 2012).[9]

Conscients de cela, les pouvoirs publics élaborent depuis plusieurs décennies des politiques visant à contenir les effets néfastes de l’urbanisation. Toutefois, en matière d’aménagement du territoire, de nombreuses théories, intérêts politiques et financiers s’affrontent, et retardent une action coordonnée capable de stopper le processus d’artificialisation à l’échelle nationale. Comme le souligne la demande préalable de « l’affaire du siècle »[12], « aucune règle claire n’a été adoptée afin d’exclure des financements publics les projets d’étalement urbain ou d’infrastructures de transports carbonés (route et aéroport) ». Encore aujourd’hui, la surface de sols artificialisés croît plus vite que la population française : on parle d’étalement urbain.[13]

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Croissance et étalement urbain de Paris (illustrations crée à partir d’une vidéo du NYU Urbanization Project)

« Ne suffit-il pas de densifier les villes ? »

Le combat contre l’étalement urbain est une priorité. Cependant, les grandes villes posent bien d’autres problèmes relatifs à leur soutenabilité, indépendamment de leur configuration spatiale – étalée ou compacte.

En fait, le concept de capacité de charge évoqué plus haut s’avère inopérant pour décrire l’empreinte écologique des sociétés humaines modernes, dont la démographie et le niveau de vie ne sont plus subordonnées à des limites environnementales locales : le progrès technique et les échanges commerciaux ont permis de s’affranchir de ces contraintes.

 

Par ailleurs, vivre dans une grande ville provoque une distanciation physique et psychologique des ressources naturelles exploitées pour supporter nos modes de vie et nos activités économiques. L’exploitation de ressources naturelles éloignées est rendue si abstraite que les écosystèmes sont dégradés sans générer de sentiment culpabilité chez les consommateurs ou acteurs économiques qui en portent la responsabilité [14] (Rees, E., 1992). Ces derniers n’en subissent pas – du moins pas immédiatement – les conséquences.

Une étude publiée dans la revue Nature (Ruth et al, 2010)[15] a par exemple cherché à déterminer le rôle de l’urbanisation dans la déforestation, dans les pays tropicaux. Elle conclut que « contrairement à l’intuition généralement partagée, le déplacement de la population de la campagne vers les villes est associé à une hausse de la pression d’exploitation sur les forêts tropicales ». A contrario, la croissance de la population rurale n’a « aucune incidence significative ». L’étude indique que l’exploitation industrielle des forêts, pilotée depuis les grandes villes et destinée à l’export, est une cause majeure de déforestation, contrairement aux coupes ponctuelles pratiquées par les populations locales.

L’imaginaire d’un monde urbain « à faible impact » – car supposément séparé du monde naturel environnant – n’est pas sans évoquer la croyance en les bienfaits de l’économie « dématérialisée » (fondée sur l’usage des nouvelles technologies), dont de nombreuses études montrent qu’elle est en fait intensément capitalistique et consommatrice de ressources.[16]

Approche évolutive du développement urbain

Plutôt que de détricoter les responsabilités des grandes villes et de leur matrice industrielle et économique, une approche systémique permet d’identifier les conditions et facteurs historiques ayant favorisé l’émergence de vastes systèmes urbains, et, se faisant, de s’interroger sur leur pérennité.

Dans les pays du Nord, l’urbanisation est engagée depuis plus de deux siècles. Comme la plupart des pays développés à économie de marché, la France a déjà réalisé sa transition démographique, et connu un processus d’urbanisation majeur amorcé dès le début de la révolution industrielle. Les habitants des villes représentent aujourd’hui près de 80% des français, contre moins de 10% au début du XIXe siècle.[17]

Les principaux facteurs expliquant la croissance rapide des villes sont fréquemment listés comme tels[18] :

  • la hausse de la productivité (associée à une baisse des emplois agricoles) et de la production ont favorisé l’émigration rurale et la croissance urbaine ;
  • les activités industrielles se sont d’abord concentrées à proximité des sources d’énergie, engendrant l’essor urbain des territoires qui en disposaient ;
  • des activités tertiaires marchandes (entreprises) ou non marchandes (administrations de l’État, collectivités territoriales et hôpitaux) se sont développées dans les villes du fait de leur concentration de consommateurs et de leurs réseaux de transport.

La première condition de l’urbanisation est donc la possibilité, pour un travailleur agricole, de dégager des excédents de production permettant de nourrir plusieurs foyers urbains. Mais ce facteur ne permet pas d’expliquer la prééminence des grandes villes (plutôt que, par exemple, la multiplication de plus petites villes).

Les géographes ont remarqué que la répartition de la population au sein des grandes villes n’était pas aléatoire au sein d’un pays donné. La distribution de la population peut en effet être prédite assez précisément par une loi statistique dite « rang-rail » (ou modèle de Zipf) qui s’exprime ainsi dans le cas le plus simple :

« La ville la plus peuplée d’un pays l’est deux fois plus que la deuxième, trois fois plus que la troisième, et ainsi de suite. » Le facteur multiplicatif séparant deux villes de rangs voisins (ou pente du modèle), égal à 1 dans le cas le plus simple, est un paramètre du modèle pouvant être ajusté en fonction de la hiérarchie urbaine d’un pays (« la première ville est 2n fois plus peuplée que la deuxième, 3n fois plus peuplée que la troisième, etc. »). Plus la hiérarchie urbaine est marquée, plus n est élevé.

Plus un pays consomme d’énergie, plus les grandes villes dominent.

Récemment, des chercheurs ont montré que la dynamique de hiérarchisation des villes au sein d’un pays (c’est à dire le paramètre du modèle de Zipf) était fortement influencé par la consommation énergétique de ce pays (Chabrol, 2015).[19] Plus précisément, il a été montré, sur un échantillon de pays européens, que plus un pays était consommateur d’énergie, plus sa hiérarchie urbaine était verticale : la plus grande ville est alors beaucoup plus grande que la deuxième, elle-même beaucoup plus grande que la troisième et ainsi de suite, de sorte qu’un faible nombre de très grandes villes concentrent une grande partie de la population. À l’inverse, un pays consommant moins d’énergie tend à avoir une organisation spatiale plus équilibrée, caractérisée par de nombreuses petites villes.

Dans cette perspective, rien ne permet d’affirmer que les villes de plusieurs millions d’habitants auraient pu voir le jour dans un monde plus sobre en énergie. Les quelques rares cités peuplées de plusieurs centaines de milliers (voire un million) d’habitants reposaient, faute d’énergies fossiles, sur l’exploitation systématique de ressources matérielles et humaines (dont des esclaves) rendues accessibles grâce à un empire capable de drainer à elles ces richesses.

L’auteur de l’étude conclut ainsi : « la transition d’une énergie basée sur des ressources locales et dispersées à des vecteurs énergétiques plus aisément transportables a fortement contribué à la croissance des grandes agglomérations et à la mise en place d’un système hiérarchisé […]. Le passage aux énergies fossiles était une condition nécessaire à la croissance des grandes agglomérations. Le transport sur de longues distances des ressources fossiles permet une puissance thermique accessible et bon marché favorisant l’émergence de systèmes de villes structurés […]. Ce processus n’est permis que si la part des énergies fossiles est suffisamment importante dans le système énergétique»

Et de s’interroger : «Quelles évolutions futures possibles des systèmes de villes dans un contexte de crise et de transition énergétique? ».

Nous pouvons gager qu’avec les importants doutes concernant la disponibilité future de pétrole bon marché, et l’impératif de baisser drastiquement notre niveau de consommation d’énergies fossiles, la fuite en avant urbaine représente un pari risqué. D’autant plus risqué que la productivité agricole moderne, qui permet à un seul fermier de nourrir cinquante urbains, est elle-même totalement dépendante des énergies fossiles.

  1. La Terre compte 7,5 milliards d’habitants en 2018, dont 4 milliards d’urbains (55%). Données Banque Mondiale.

  2. Données ONU.

  3. https://www.franceculture.fr/emissions/la-conclusion/lecologie-politique

  4. https://donnees.banquemondiale.org/

  5. Durand-Dastès, F. « Les émissions de CO2 et autres gaz à effets de serre », Cybergeo : European Journal of Geography [https://journals.openedition.org/cybergeo/23225]

  6. Wei, Y.-M., Liu, L.-C., Fan, Y., & Wu, G. (2007). The impact of lifestyle on energy use and CO2 emission: An empirical analysis of China’s residents. Energy Policy, 35(1), 247–257.

  7. Wei, Y., Wu, G., Liu, L., & Zou, L. (Eds.). (2011). Energy Economics: CO2 Emissions in China, 133-135

  8. https://www.footprintnetwork.org/2017/02/18/city-footprints-data-action/

  9. Seto, K. C., Guneralp, B., & Hutyra, L. R. (2012). Global forecasts of urban expansion to 2030 and direct impacts on biodiversity and carbon pools. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(40)

  10. Les « sols artificialisés » regroupent, d’après la définition du Ministère de l’Agriculture, l’ensemble des constructions humaines (bâtiments, réseaux routiers, parkings) ainsi que les sols nus (pistes) et les surfaces en herbe utilisées à des fins non-agricoles. Les sols imperméabilisés représentent deux tiers du total des sols artificialisés.

  11. Chiffres clés de l’environnement – édition 2016, Services de l’observation et des statistiques du ministère de la Transition écologique et solidaire

  12. Demande déposée au Tribunal de Paris par un consortium d’association, pour assigner l’Etat français en justice pour inaction contre le réchauffement climatique.

  13. http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/indicateurs-indices/f/2087/0/artificialisation-sols-1.html

  14. Rees, W. E. (1992). Ecological footprints and appropriated carrying capacity: what urban economics leaves out. Environment and Urbanization, 4(2), 121–130

  15. DeFries, R. S., Rudel, T., Uriarte, M., & Hansen, M. (2010). Deforestation driven by urban population growth and agricultural trade in the twenty-first century. Nature Geoscience, 3(3), 178–181.

  16. Bihouix P., L’Âge des Low Tech.

  17. Données INSEE.

  18. Dumont, G. (2016). France : la fin de l’urbanisation ?. Population & Avenir, 726,(1), 3-3.

  19. Chabrol, M. (2015) « Hiérarchies urbaines et transitions énergétiques: une approche évolutive en Europe de 1800 à 2010 », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement.

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