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La résilience des systèmes alimentaires

Le constat des scientifiques et des experts est aujourd’hui sans équivoque : les sociétés industrialisées font face, en cette première moitié du XXIe siècle, à la raréfaction accélérée des ressources indispensables à leur modèle de développement (combustibles fossiles, métaux, phosphore, sable…) ainsi qu’à une dégradation sérieuse et largement irréversible de leur environnement (climat, sols, biodiversité…)[1],[2],[3],[4],[5]. Ces évolutions augmentent non seulement le risque d’occurrence de graves perturbations (choc pétrolier, crise financière, événement climatique extrême…), mais affectent également la capacité du système économique à recouvrer par la suite un certain état de stabilité[6].

Bien que ces risques « systémiques » soient largement étudiés, leur appropriation par les citoyens et les élus reste modeste, de même que les politiques d’anticipation et d’adaptation censées y répondre. On assiste schématiquement à une dichotomie d’échelles dans leur prise en compte :

  • celle, globale, des États et institutions supranationales, qui concentrent leur action sur les stratégies d’évitement, d’atténuation, voire d’adaptation aux risques. En plus d’opérer un « schisme de réalité »[7] (décalage croissant entre le constat et les moyens mis en œuvre), leur action s’inscrit dans une perspective continuiste[8] fondée sur le prolongement de tendances (démographique, économique, etc.) parfois inconciliables : ainsi la population du continent africain attendrait 4,4 milliards d’habitants en 2100[9] d’après les projections de l’ONU, tandis que des vagues de chaleur avoisinant 50°C se produiraient sur une large partie de ce continent, de 100 à 200 jours par an[10].
 
  • et celle, ultra-locale, de citoyens ayant une connaissance très disparate des enjeux écologiques, souvent défiants face à la capacité des décideurs politiques et économiques à assurer leur sécurité environnementale et sanitaire[11]. Au sein de la population sensibilisée à la cause écologiste (au sens large), l’action s’oriente alternativement vers les changements individuels (minimalisme, zéro-déchet), les luttes collectives (ZAD, désobéissance civile), ou les projets politiques non traditionnels (Villes en Transition, Décroissance). Ce dernier groupe accorde dans ses réflexions une place centrale à la possibilité d’effondrement[12], et donc à la résilience de notre société.

La résilience correspond à la capacité d’un système à absorber un choc et à se réorganiser tout en conservant essentiellement les mêmes fonctions.[13] Appliqué à une société humaine, le concept de résilience peut s’entendre comme son aptitude à recouvrer un fonctionnement permettant d’assurer les besoins essentiels de la population, après avoir été soumise à un choc.

Le contexte géopolitique, économique, climatique et écologique dans lequel évolue notre société, rend indispensable le déploiement de stratégies visant à accroître notre résilience collective. Des actions préventives doivent être mises en œuvre dans tous les secteurs d’activité, et imposent de repenser certains postulats sur lesquels s’est construite notre économie, en particulier la disponibilité en énergie fossile bon marché et la stabilité des systèmes financier et climatique.

Au delà de leur importance pour faire face aux menaces globales, les projets de résilience  alimentaire locale constituent une formidable opportunité pour s’engager collectivement dans un projet fédérateur, faisant appel à la créativité des citoyens, ouvrant le champ de leurs responsabilités et les replaçant au centre de la construction politique aux côtés des élus.

Le concept de résilience appliqué aux systèmes alimentaires

Au cœur de tout projet de résilience se trouve la question de l’alimentation. Celle-ci comprend non seulement la production de nourriture, mais aussi les activités dont elle dépend en amont (accès au foncier, semences, engrais, produits phytosanitaires, carburant, outils et machines…) et en aval (transformation, conservation, distribution, préparation des repas, gestion des déchets et des effluents). L’ensemble constitue un système alimentaire.

Ces dernières années, la résilience des systèmes alimentaires a occupé une place centrale dans la stratégie des institutions et ONG d’aide aux populations les plus démunies[15]. La répartition géographique de ces dernières coïncide en effet avec les régions du monde les plus durement affectées par le changement climatique. Les périodes de sécheresse, combinées à un fort accroissement du nombre et de la gravité des catastrophes naturelles, augmentent leur vulnérabilité face aux pénuries alimentaires[16].

Les risques alimentaires ne s’arrêtent toutefois pas aux frontières des pays défavorisés. Bien que la France affiche une production de denrées agricoles importante et supérieure à ses besoins, notre système alimentaire est – à l’instar des autres pays industrialisés – très vulnérable face aux menaces systémiques évoquées en introduction[17]. Les relations qu’entretiennent les villes avec les zones de production alentour se sont profondément métamorphosées avec l’essor de la civilisation thermo-industrielle et de l’abondance énergétique qui la caractérise. La métropole anthropocène se distingue en particulier des formes urbaines passées par l’hyper-sophistication de ses chaînes d’approvisionnement et par leur extrême dépendance aux carburants fossiles[18]. Une contrainte sur la disponibilité en pétrole ou une crise financière peuvent rapidement conduire à des ruptures dans ces chaînes d’approvisionnement, compromettant en quelques jours la sécurité alimentaire du pays[19]. Les systèmes de production agricole modernes sont par ailleurs de plus en plus vulnérables face aux conséquences du changement climatique, au déclin des pollinisateurs, à l’épuisement des engrais phosphatés et à l’érosion des sols[20],[21].

La problématique de l’alimentation « durable » fait aujourd’hui partie des préoccupations de la classe politique comme des citoyens. Cependant, elle est le plus souvent ramenée à la question des modes de production (agriculture biologique vs conventionnelle, production végétale vs animale) et n’intègre que rarement les risques de rupture, ni ne prend en compte les liens de dépendance avec les autres éléments du système alimentaire. Portées notamment par le mouvement des Villes en Transition[22],[23], mais aussi par de nombreux agriculteurs, citoyens, entreprises, élus et associations, d’innombrables initiatives voient le jour partout en France pour relocaliser les liens entre producteurs et consommateurs, soutenir l’installation de porteurs de projets innovants, développer l’agriculture urbaine… Ces démarches, si encourageantes soient-elles, manquent de visibilité et de coordination, et ne s’inscrivent que trop rarement dans un projet politique de résilience locale explicite et cohérent. De tels freins entravent le « passage à l’échelle » nécessaire pour faire face à l’ampleur des enjeux. Des outils efficaces doivent être développés pour assurer la structuration, le succès et l’essaimage de ces initiatives.

Le rôle des communes et intercommunalités dans l’élaboration d’un projet de résilience du sytème alimentaire local est fondamental. En France, les récentes réformes de décentralisation (lois MAPTAM, NOTRe, etc.) confèrent une place majeur aux EPCI (communautés de communes, communautés d’agglomération, métropoles) dans l’aménagement de leur territoire (élaboration des SCOT et PLUi) et la gestion des risques (PCAET, GEMAPI, etc.)[24]. La volonté politique des élus locaux, et leur soutien par la société civile, sont plus que jamais nécessaires pour préserver les meilleures terres agricoles, les mettre à disposition des producteurs, organiser les circuits de distribution, dans le but de bâtir un système alimentaire résilient.

La résilience des systèmes alimentaires.

Références :

  1. GIEC (2014). Changements Climatiques 2014 : Rapport de synthèse. Genève, Suisse, 151 pp. https://ipcc.ch/report/ar5/syr/index_fr.shtml
  2. Motesharrei S., Rivas J., Kalnay E. (2014). Human and nature dynamics (HANDY): Modeling inequality and use of resources in the collapse or sustainability of societies. Ecological Economics 101, pp. 90-102. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800914000615
  3. Turner G. (2014). Is global collapse imminent? An updated comparison of The Limits to Growth with historical data. MSSI Research Paper No.4, Melbourne Sustainable Society Institute, The University of Melbourne, 21 pp. http://sustainable.unimelb.edu.au/sites/default/files/docs/MSSI-ResearchPaper-4_Turner_2014.pdf
  4. Steffen W., et al. (2015). Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science 347 (6223). http://science.sciencemag.org/content/347/6223/1259855
  5. Ripple W.J., et al. (2017). World Scientists’ Warning to Humanity: A Second Notice. BioScience 67 (12), pp. 1026-1028. https://academic.oup.com/bioscience/article/67/12/1026/4605229
  6. Turner G., op. cit.
  7. Aykut S., Dahan A. (2015). Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales. Presses de Sciences Po, 752 pp.
  8. Semal L. (2017). Une mosaïque de transitions en catastrophe. Réflexions sur les marges de manœuvre décroissantes de la transition écologique. La Pensée Écologique 1 (1), Presses Universitaires de France. https://lapenseeecologique.com/une-mosaique-de-transitions-en-catastrophe-reflexions-sur-les-marges-de-manoeuvre-decroissantes-de-la-transition-ecologique/
  9. United Nations, Department of Economic and Social Affairs (2017). World Population Prospects – The 2017 Revision. 46 pp.
  10. Lelieveld J., et al. (2016). Strongly increasing heat extremes in the Middle East and North Africa (MENA) in the 21st century. Climatic Change 137, pp. 245-260. https://link.springer.com/article/10.1007/s10584-016-1665-6
  11. Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2018). Baromètre IRSN 2018 – La perception des risques et de la sécurité par les Français. https://www.irsn.fr/FR/IRSN/Publications/barometre/Documents/IRSN_Barometre2018-essentiels.pdf
  12. Semal L. (2012). Militer à l’ombre des catastrophes. Contribution à une théorie politique environnementale au prisme des mobilisations de la décroissance et de la transition. Thèse de doctorat en science politique, Université du Droit et de la Santé Lille 2.
  13. Walker B., Holling C.S., et al. (2004) « Resilience, adaptability and transformability in social-ecological systems », Ecology and Society, 9(2).
  14. Sinaï A., Stevens R., Carton H., Servigne P. (2015). Petit traité de résilience locale. Éditions Charles Léopold Mayer, 120 pp.
  15. IFPRI (2014). Conférence internationale “Building Resilience for Food and Nutrition Security”.
  16. Zseleczky L., Yosef S. (2014). Are shocks actually on the rise? A selective review of five types of shocks. 2020 Conference briefs 5, International Food Policy Research Institute (IFPRI). https://ideas.repec.org/p/fpr/2020cb/5.html
  17. Servigne P. (2017). Nourrir l’Europe en temps de crise. Vers des systèmes alimentaires résilients. Babel (Actes Sud), 208 pp.
  18. Steel C. (2016). Ville affamée. Comment l’alimentation façonne nos vies. Rue de l’échiquier, 447 pp.
  19. Voir à ce propos l’exemple des grèves ayant touché le Royaume-Uni en septembre 2000. https://en.wikipedia.org/wiki/Fuel_protests_in_the_United_Kingdom
  20. Servigne P., op. cit.
  21. CGAAER (2017). Eau, agriculture et changement climatique : statu quo ou anticipation ? Rapport du Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux, 66 pp. http://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/cgaaer_16072_2017_rapport.pdf
  22. Hopkins R. (2010). Manuel de transition, de la dépendance au pétrole à la résilience locale. Écosociété, 216 pp.
  23. http://www.entransition.fr/
  24. Loi MAPTAM : loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles
    Loi NOTRe : loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République
    EPCI : établissement public de coopération intercommunale
    SCOT : schéma de cohérence territoriale
    PLUi : plan local d’urbanisme intercommunal
    PCAET : plan climat-air-énergie territorial

    GEMAPI : gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations