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La gestion des semences et de la diversité cultivée

Auteur.es : Chloé Dusacre et Félix Lallemand

Semences, variétés, de quoi parle-t-on ?

La sélection – à l’origine involontaire – de caractères utiles pour l’espèce humaine chez des espèces sauvages a mené à leur domestication et à la naissance de l’agriculture[1]. Aujourd’hui, la sélection variétale est un processus conscient et bien maîtrisé, et demeure un facteur essentiel d’évolution et d’adaptation des systèmes agricoles.

La majeure partie de notre alimentation provient de céréales et d’autres graines, la plupart issues de plantes dites annuelles qu’il faut mettre en culture tous les ans à partir de semences. Une semence est « une graine, ou autre partie d’un végétal, apte à former une plante complète après semis ou enfouissement » (Larousse, 2017).

Au sein de chaque espèce de plante cultivée, il existe de nombreuses variétés. Une variété est un ensemble de plantes de la même espèce pouvant être clairement identifiées par des caractères (morphologiques, physiologiques, chimiques, etc.) que la multiplication conserve[2]. Par exemple, il existe des milliers de variétés de tomates (appartenant toutes à une seule espèce : Solanum lycopersicum). Chacune est caractérisée par sa couleur, sa saveur, sa grosseur, la durée de son cycle biologique, etc.

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Banana Legs (à gauche) et Indigo Rose (à droite), deux variétés de tomates originales ! Crédits : Tomodori.

Pour une plante (ou un animal) donnée, l’ensemble des variétés (ou des races) existantes constituent les ressources génétiques dont disposent les paysans et les semenciers pour sa culture et la sélection de nouvelles variétés[3]. Elles peuvent être conservées ex situ dans des banques de graines, ou in situ, c’est à dire cultivées et ressemées.

La biodiversité cultivée (ou agrobiodiversité) correspond quant à elle à la diversité des plantes et des animaux d’élevage utilisés en agriculture dans un territoire donné. Elle englobe la diversité génétique au sein des espèces, le nombre d’espèces, leurs importances relatives et leurs associations au sein des agrosystèmes.

La sélection traditionnelle et les variétés populations : diversité et adaptation

Traditionnellement, ce sont les paysans eux-mêmes qui participent au maintien et au renouvellement de la diversité de leurs cultures. Il s’agit d’une gestion dynamique au champ, ou gestion in situ. Celle-ci est d’abord non intentionnelle et s’apparente à un processus darwinien de sélection naturelle. Pour une espèce cultivée, il existe une certaine variabilité génétique entre les individus au sein d’une population[4]. Certains se trouvent avantagés par rapport aux autres dans les conditions de culture locales (climat, nature du sol, présence de certains bioagresseurs…) et poussent mieux. Leurs graines se retrouvent donc davantage dans la récolte et dans le semis suivant. D’année en année sont donc sélectionnés des caractères favorables propres à l’environnement local. C’est ainsi que des variétés adaptées aux différentes régions et terroirs voient le jour, se maintiennent et continuent à évoluer.

Mécanismes de sélection à l’oeuvre au sein d’une variété population. Les différentes couleurs illustrent la variabilité génétique entre les individus au sein d’une même variété. Les épis couchés représentent les individus morts au cours de la saison. Certains individus sont avantagés par rapport aux autres dans les conditions de culture locales et poussent mieux (sélection naturelle). Leurs graines sont donc davantage présentes dans la récolte et donc dans le semis suivant. De plus, les paysans peuvent choisir de ressemer certaines graines plutôt que d’autres (sélection massale). Ces variétés évoluent lorsque les conditions changent ou lorsqu’elles sont croisées avec d’autres variétés (par exemple suite à des échanges de graines entre agriculteurs de différentes régions).
Crédits : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA.

Ces types de variétés portent le nom de variétés populations (aussi appelées variétés paysannes ou de pays). Multipliées et sélectionnées par les paysans, elles sont composées d’individus semblables mais présentant toutefois une certaine variabilité génétique et phénotypique[5]. On retrouve ainsi au sein d’une même variété population différentes facultés de résistance à certains stress (aléas climatiques, maladies…). Cette diversité confère à ces variétés une rusticité intéressante, d’autant plus avantageuse que les perturbations sont nombreuses et imprévisibles.

Dans de nombreux cas, une sélection volontaire (dite artificielle) vient s’ajouter au filtre biologique de la sélection naturelle. Les paysans peuvent en effet décider de ressemer certaines graines plutôt que d’autres, en fonction de critères comme la taille des grains ou la qualité des individus qui les ont produit. On parle alors de sélection massale. Cette intervention humaine accélère l’évolution des variétés populations et la sélection de certains critères.

Par sélection naturelle et artificielle, la gestion in situ permet une adaptation en continu aux conditions de cultures locales et au terroir. Les variétés populations évoluent donc au rythme des modifications des techniques de culture et des changements bioclimatiques. Par ailleurs, des échanges de graines entre différentes régions peuvent contribuer à la diversification locale des ressources génétiques.

Différentes variétés populations de blé.
Source : Extrait de Delwarck M. (1921) Agriculture Générale

La sélection variétale moderne : uniformité et optimisation

À partir du XIXe siècle, des alternatives à la gestion in situ des variétés émergent. Des sélectionneurs parviennent empiriquement à isoler certains caractères d’intérêt et à produire des variétés qui les expriment de manière uniforme. Ils se spécialisent et commercialisent les semences ainsi obtenues. Il faut cependant attendre le début du XXe siècle et la diffusion des connaissances sur les lois génétiques de l’hérédité pour qu’apparaissent les procédés de sélection des variétés modernes. Les progrès en génétique permettent aux semenciers de perfectionner l’obtention de variétés standardisées et stables, et de favoriser et combiner les caractères d’intérêt. Deux grands types de variétés homogènes voient ainsi le jour : les lignées pures et les hybrides F1[6].

Les lignées pures sont obtenues par autofécondations (reproduction d’un individu avec lui même) successives et sélection des descendants les plus intéressants. En procédant ainsi, chaque gène n’existe plus qu’en une seule version (allèle), il est dit homozygote. Les lignées pures sont donc homozygotes pour l’ensemble de leur génome et les populations qui en dérivent sont très peu diversifiées.

Les hybrides F1 sont quant à eux issus du croisement entre deux individus appartenant à deux lignées pures distinctes. Ces variétés F1 possèdent donc pour chaque gène les allèles du père et de la mère. Il en résulte une diversité génétique plus ou moins forte selon la proximité des lignées pures employées, se traduisant par des caractères souvent meilleurs que ceux des lignées pures – on parle de vigueur hybride (ou hétérosis). Les variétés hybrides concernent principalement le maïs, le tournesol, la betterave sucrière, le colza, la carotte, l’asperge, la tomate, etc. Lorsque des individus hybrides F1 se croisent, la qualité génétique qui fait leur intérêt se dilue. Cela oblige les agriculteurs à racheter des semences auprès des obtenteurs s’ils veulent continuer à profiter des avantages des lignées hybrides.

Mécanismes d’obtention des variétés homogènes lignées pures et hybrides F1. Les bâtons représentent des paires de chromosomes portant plusieurs gènes. Ceux-ci existent en plusieurs versions ou allèles (lettres majuscules ou minuscules). Ces variétés sont dites homogènes car les individus qui les composent ont le même génome ou presque. Ce dernier peut néanmoins être relativement diversifié pour un individu donné (hybrides F1) ou très peu (lignées pures).
Crédits : Les Greniers d’Abondance CC BY-NC-SA.

L’arrivée des semences hybrides américaines et le lancement d’un programme de sélection par l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) ont par exemple été des facteurs critiques dans l’intensification de la culture du maïs en France au lendemain de la seconde guerre mondiale[7]. Portée politiquement, celle-ci est passée d’une activité quasiment vivrière à une production mécanisée à hauts rendements destinée aux besoins croissants des élevages nationaux[8].

Le magasin historique de la compagnie Vilmorin-Andrieux quai de la Mégisserie à Paris en 1855. Il s’agit de l’une des premières entreprises semencières.
Illustration issue de Trebuchet et Gautier (1982)[9].

Les individus au sein des variétés homogènes sont très proches génétiquement, et ont par conséquent des phénotypes très similaires. Ces variétés présentent donc l’avantage de réagir de manière prévisible et uniforme à des conditions de culture données. Les variétés modernes ont été sélectionnées de manière à maximiser les rendements dans le cadre des pratiques agricoles issues de la révolution verte (recours à l’irrigation, aux engrais minéraux et aux produits phytosanitaires) et à répondre au mieux aux processus de transformation et de distribution du système alimentaire industrialisé. Les variétés homogènes modernes sont donc un élément clé de la standardisation et de l’industrialisation du système alimentaire.

Pour le blé tendre, des variétés avec un type de gluten résistant capable de supporter des pétris rapides ont été sélectionnées. Les farines qui en sont issues sont plus adaptées à la filière boulangère industrielle[10]. Crédits : © Davigel

Au XXIe siècle, les organismes génétiquement modifiés (OGM) font leur apparition : certains gènes sont directement transférés et insérés dans le génome d’un individu. Les connaissances plus poussées en génie génétique permettent par ailleurs d’accélérer la mise au point de nouvelles variétés et de cibler avec plus de précision certains caractères comme la résistance à un pesticide ou à une maladie.

Une chute de la biodiversité cultivée

Bien que difficilement quantifiable, le remplacement de nombreux systèmes agraires traditionnels par des formes plus ou moins intensives d’agriculture industrialisée a conduit à un appauvrissement général de la biodiversité cultivée à l’échelle mondiale[11].

La France ne fait pas exception à cette tendance, comme l’illustre l’exemple du blé tendre. En 1912, les variétés population représentaient environ 57 % des cultures de cette céréale, contre 43 % de lignées pures[12]. En 1950, les variétés populations n’étaient plus présentes que sur 8 % des surfaces. Si le nombre de variétés commercialisées a été multiplié par sept en un siècle, la diversité génétique réellement cultivée a quant à elle chuté de moitié[13]. Cela s’explique à la fois par la grande proximité génétique entre les variétés lignées pures modernes et par la dominance d’un petit nombre d’entre elles dites « élites » dans les surfaces cultivées. Dans les années 1970 par exemple, cinq variétés de blé occupaient plus de 70 % des surfaces[14]. Depuis les années 1980, la prédominance des variétés élites tend cependant à être moins marquée[15].

Évolution de la diversité cultivée du blé tendre en France de 1912 à 2006 selon deux indicateurs. À gauche : nombre de variétés cultivées à l’échelle nationale. À droite : indice Ht* qui agrège des informations sur la diversité génétique au sein des variétés, entre les variétés, et sur la répartition spatiale des variétés sur le territoire. On constate qu’en dépit d’une augmentation importante du nombre de variétés cultivées, la diversité génétique globale a diminué de moitié en un siècle pour cette culture.
Données et figures issues de Goffaux et al. (2011)[16].

La conservation ex situ des ressources génétiques

Par opposition à la conservation et la gestion in situ de la biodiversité cultivée, des banques de graines se sont constituées depuis les années 1960 à l’échelle mondiale[17]. La quasi-totalité de ces banques sont juridiquement détenues par un petit nombre d’organismes privés ou publics et les agriculteurs y ont difficilement accès[18],[19]. Ces variétés stockées ex situ dans les conservatoires n’évoluent plus au gré des changements de l’environnement et des conditions de culture mais demeurent des ressources génétiques importantes pouvant être mobilisées. Du fait des faibles quantités de semences stockées pour chaque variété, l’intérêt des banques de graines est génétique et non directement agricole. Il faudrait en effet plusieurs années pour multiplier ces semences et produire suffisamment pour envisager une utilisation alimentaire.

La réglementation sur les semences et les variétés

Commercialisation des semences : une restriction aux seules variétés homogènes

Depuis 1960, afin qu’une variété puisse être commercialisée (semences et graines), elle doit obligatoirement être inscrite au Catalogue Officiel National. Toute variété inscrite au catalogue national est automatiquement inscrite au catalogue de l’Union Européenne (UE) et donc commercialisable dans toute l’Union (excepté pour les fruits). Pour pouvoir être inscrites, les variétés doivent répondre favorablement aux examens dits DHS (Distinction, Homogénéité, Stabilité) et VATE (Valeur Agronomique, Technologique et Environnementale).

Les tests DHS permettent de vérifier que la variété est :

  • Distinguable, c’est-à-dire différente de toutes les variétés déjà inscrites au catalogue ;
  • Homogène, c’est-à-dire que les plantes de cette variété ont toutes des caractéristiques semblables ;
  • Stable, c’est-à-dire que la reproduction de la semence ne modifie pas la variété.

Puis les tests VATE permettent de vérifier que les variétés sont de nature à satisfaire les besoins de l’utilisateur final. On teste notamment :

  • La productivité ;
  • La résistance aux maladies ;
  • La valeur technologique (adaptation aux procédés de transformation par exemple) ;
  • La dépendance de la variété aux produits de traitement.

Le coût d’inscription aux examens et donc au catalogue officiel pour une variété de céréale à paille se situe entre 7 000 € et 11 000 €[20]. Puis, chaque année il faut payer le maintien au catalogue (les annuités) : 180 € par an pendant cinq ans, puis 450 € jusqu’à la 25e année.

En plus de l’inscription au catalogue officiel national et des éventuels certificats de protection de la variété (voir ci-dessous), un lot de semences doit être certifié avant d’être vendu[21]. La certification garantit que les semences commercialisées sont :

  • conformes à leur désignation : identité et pureté variétale ;
  • de bonne qualité : pureté spécifique, faculté germinative et aptitude aux processus de transformation ;
  • exemptes de problèmes sanitaires : maladie, pourritures, etc.

Les différentes étapes de développement et de mise sur le marché d’une nouvelle variété.
SOC : Service Officiel de Contrôle et de Certification. Il s’agit d’un service technique en charge d’une mission de service public confiée au GNIS (Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants) par l’Etat. 
Crédits : Chloé Dusacre CC BY-NC-SA

Du fait de cette réglementation, et sauf exception, les semences de variétés populations ne peuvent être commercialisées. Ces variétés sont en effet non homogènes et donc ne peuvent remplir les examens d’inscription au catalogue officiel. Les échanges et les dons de semences issues de ces variétés sont néanmoins autorisés, de même que leur culture et la vente des produits de cette culture[22].

En juin 2020, une loi française autorise la vente de semences non inscrites au catalogue officiel à des particuliers[23]. La réglementation pourrait également bientôt évoluer pour les semences vendues en Agriculture Biologique[24].

Propriété intellectuelle : deux outils principaux

Les nouvelles technologies ont aidé les sélectionneurs à isoler et fixer des caractères variétaux plus rapidement et plus précisément. Mais ce travail et les outils utilisés représentent un coût financier. Des droits de propriété intellectuelle ont été instaurés dans le but de garantir aux obtenteurs une rémunération pour le temps et les investissements consacrés : le Certificat d’Obtention Végétale (COV) et le brevet. Leur usage dépend des pays.

En France, et au sein de l’UE de manière générale, les semences commercialisées peuvent être protégées par un COV[25]. L’obtenteur de la variété et ses licenciés se réservent ainsi le droit de vendre les semences. Cependant, les sélectionneurs et les laboratoires publics peuvent utiliser la variété à des fins de recherche. Contrairement au brevet (voir ci-dessous), cela permet d’assurer un libre accès aux ressources génétiques et limite l’appropriation du vivant. Si un agriculteur souhaite ressemer d’une année sur l’autre – on parle alors de « semences de ferme » – une variété protégée par un COV, il doit payer aux obtenteurs une compensation financière[26],[27].

Autre possibilité : le brevet. Contrairement aux variétés protégées par un COV, les variétés brevetées ne peuvent être utilisées par d’autres sélectionneurs à des fins de recherche qu’à condition d’obtenir l’aval de l’obtenteur. Les semences de ferme sont interdites pour les variétés brevetées. En plus des variétés, il est possible de breveter des caractères de plantes ou des procédés biotechnologiques. Si le brevet est un procédé fréquent dans certains pays (États-Unis, Australie…), la loi européenne précise que « les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux, leurs produits et les éléments constitutifs de ces produits […] ne sont pas brevetables »[28]. Par là sont entendus des procédés naturels comme les croisements et la sélection, mais la définition de « essentiellement biologiques » reste floue et des variétés non issues de processus purement technologiques ont quand même pu faire l’objet de brevets[29]. Par ailleurs, la possibilité de breveter des séquences génétiques « natives » ou des caractéristiques biologiques (résistance à une maladie, teneur en certaines molécules, etc.) pourrait en théorie permettre d’étendre les droits de propriété intellectuelle à toutes les plantes exprimant naturellement ces gènes ou ces caractères. Si ce procédé est interdit en France, la réglementation européenne reste à clarifier[30].

Une filière semencière française spécialisée et concentrée

La filière semencière française rassemble plusieurs activités : sélection de nouvelles variétés, production de semences et commercialisation. En 2016, on compte 62 groupes d’entreprises et entreprises indépendantes ayant une activité de sélection (et le plus souvent de production) et 183 groupes ou entreprises supplémentaires ayant uniquement une activité de production de semences[31]. Le secteur est réparti de manière hétérogène sur le territoire et emploie 11 900 personnes en 2016.

Répartition des emplois liés à la filière semences dans les départements français.
Figure issue de GNIS (2017)[32].

La filière est fortement concentrée : en 2016, 16 groupes ou entreprises (soit 7 % des entreprises du secteur) contribuent à 70 % du chiffre d’affaires total du secteur semences et dépassent chacun les 50 millions d’euros de chiffre d’affaires[33].

La gestion actuelle des ressources génétiques est peu résiliente

L’organisation de la filière semencière et les réglementations actuelles répondent aux logiques de standardisation et de massification du système agricole industrialisé. Si ce système est efficace pour produire de grandes quantités dans un contexte de ressources non limitées et d’environnement stable, sa résilience face aux perturbations en cours mérite d’être questionnée. Plusieurs sources de vulnérabilités peuvent être relevées : les objectifs et la stratégie de sélection variétale, la faible biodiversité cultivée, et l’organisation de la filière semencière.

Les objectifs et la stratégie de sélection variétale sont hérités d’un monde stable aux contraintes limitées

Les variétés modernes sont pour la majorité d’entre elles adaptées aux techniques culturales issues de la révolution verte. Leur performance repose sur des conditions de culture stables et des intrants facilement accessibles, des prérequis aujourd’hui remis en question par les menaces qui pèsent sur le système alimentaire. La sélection de variétés adaptées aux pratiques sobres en intrants reste marginale : en 2019, seules cinq variétés de blé tendre sur les 349 enregistrées au catalogue français ont été développées dans les conditions de l’agriculture biologique[34].

L’approche classique en sélection moderne consiste à améliorer certaines caractéristiques d’une espèce (teneur en protéines des grains) ou à introduire de nouvelles fonctions (résistance à une maladie). Il s’agit d’une stratégie réductionniste qui cherche à répondre à un besoin précis en sélectionnant des gènes précis. Une telle approche pourrait s’avérer insuffisante étant donné l’ensemble des contraintes auxquelles vont devoir faire face les cultures dans un contexte de fortes perturbations (climat, pathogènes, disponibilité en intrants, etc.).

Par ailleurs, et bien que certains progrès en biologie moléculaire et cellulaire aient permis d’accélérer et de simplifier le processus, les méthodes modernes de sélection sont longues. Il faut dans le meilleur des cas six ans de recherche pour croiser les lignées parentales, fixer les caractères d’intérêt dans la descendance, multiplier les semences, réaliser les examens pour inscrire la nouvelle variété au catalogue officiel puis la commercialiser[35]. Cette temporalité risque d’être mise en défaut par la rapidité des évolutions climatiques et biologiques.

La faible diversité cultivée rend les cultures plus sensibles aux stress

Dans un contexte de perturbations multiples et imprévisibles dues au dérèglement climatique et à la redistribution de nombreuses espèces, potentiellement destructrices, dans des écosystèmes dégradés, la grande homogénéité génétique des cultures est une vraie vulnérabilité. Certaines variétés modernes sont d’autant plus sensibles à ces perturbations que les efforts de sélection ont principalement porté sur leurs capacités de croissance, au détriment des fonctions de résistance à différents stress[36]. La mise au point en France de variétés de blé résistant bien aux attaques de différents champignons montre néanmoins que la résistance aux pathogènes reste un critère de sélection important, et que les variétés modernes peuvent faire preuve de rusticité[37].

Un exemple historique de crise alimentaire liée à une faible biodiversité cultivée est la grande famine irlandaise du milieu du XIXe siècle. La sécurité alimentaire du pays reposait en bonne partie sur une seule variété de pomme de terre – l’Irish Lumper – largement répandue[38]. L’arrivée d’un champignon pathogène de type mildiou sur l’île et sa propagation fulgurante dans des cultures homogènes ont fait chuter la production d’environ 30 %, ce qui, combiné à une organisation économique et politique sous domination anglaise profondément inégalitaire, fut à l’origine d’une famine historique ayant conduit un quart de la population irlandaise à la mort ou à l’exil[39].

Un cas actuel, particulièrement inquiétant, concerne les rouilles du blé, des maladies provoquées par des champignons du genre Puccinia pouvant causer de lourds dégâts dans les cultures de céréales à paille. Ces pathogènes étant connus depuis longtemps, l’obtention de variétés résistantes a fait l’objet d’efforts de sélection importants pour les blés modernes et a été une vraie réussite. Cependant, plusieurs épidémies récentes en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe laissent craindre un retour de ces maladies[40]. On compte parmi les facteurs favorisant ces attaques :

  • l’émergence de nouvelles formes particulièrement virulentes pouvant contourner les gènes de défense historiquement sélectionnés[41] ;
  • la grande proximité génétique des variétés de blé cultivées, rendant localement jusqu’à 90 % des surfaces sensibles à certaines souches[42],[43] ;
  • l’augmentation des populations d’épines-vinettes, un buisson pouvant faire office d’hôte intermédiaire pour les champignons parasites et leur permettre de se diversifier rapidement par reproduction sexuée, les rendant d’autant plus difficile à contrôler[44] ;
  • les hivers plus doux et les printemps plus chauds suite au changement climatique, permettant un meilleur développement des champignons parasites[45].

Tracteur dans un champ de triticale infesté par la rouille jaune du blé dans la région de Huesca en Espagne. Les spores du champignon parasite Puccinia striiformis f.sp. tritici sont à l’origine de cette poudre jaune.
Photo de Dolors Villegas, IRTA, vue sur le site
RustWatch.

De manière générale, les expérimentations aux champs montrent qu’une plus grande diversité génétique au sein d’une parcelle réduit la variabilité des rendements et permet une meilleure tolérance à différents stress, que ce soit l’arrivée d’un pathogène ou des conditions climatiques défavorables[46],[47],[48],[49].

L’organisation verticale de la filière semencière ne permet pas l’adaptation locale des variétés et l’autonomie des agriculteurs

Autre facteur de vulnérabilité, l’organisation verticale et centralisée de la filière semencière ne permet ni l’adaptation et la sélection régionalisée des variétés cultivées, ni l’autonomie des agriculteurs. Les principaux sélectionneurs font l’hypothèse que l’environnement où est faite la sélection n’est pas différent des environnements où seront cultivées les plantes : on parle de sélection indirecte[50]. Or, les conséquences du dérèglement climatique peuvent être brusques, imprévisibles, et ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre (aléas climatiques, déplacement des bioagresseurs, etc.). Il est donc difficile dans le contexte actuel d’apporter des réponses contrastées et adaptées aux problématiques locales.

L’organisation actuelle de la filière semencière dépossède les agriculteurs des savoirs techniques et des capacités réglementaires à assurer collectivement ou individuellement une partie de leur autonomie en semences. Cela devient une vulnérabilité supplémentaire face aux risques de déstabilisation des entreprises semencières (difficultés économiques, défauts d’approvisionnements, etc.) ou de renchérissement des coûts dans un contexte mondial de tensions financières, économiques et sociales croissantes.

Conclusion

L’évolution in situ des ressources génétiques a laissé place au cours du XXe siècle à une gestion ex situ reposant sur des connaissances et des méthodes poussées en génétique. Les variétés homogènes ont remplacé les variétés populations et ont été un pilier de la révolution verte et de la hausse des rendements, au prix d’une diminution importante de la diversité cultivée. La production de semences et de nouvelles variétés est devenue une activité à part entière au sein du système alimentaire et le secteur s’est fortement concentré. La réglementation en matière de commercialisation de semences ou de propriété intellectuelle illustre quant à elle les tensions entre intérêts économiques et libre accès aux ressources génétiques.

Aujourd’hui, l’organisation de la filière semencière, les stratégies d’obtention de nouvelles variétés et la façon de les utiliser aux champs, apparaissent comme des facteurs de vulnérabilité dans un contexte où les risques environnementaux et sociaux s’accentuent. Certaines transformations sont donc nécessaires pour que ce maillon participe au contraire à renforcer la résilience globale du système alimentaire : mélanges variétaux, sélection décentralisée et participative, réintroduction de variétés populations et nouveaux croisements, révision des pratiques de sélection pour mieux intégrer les changements globaux en cours… Des pistes d’actions à l’échelle territoriale sont présentées dans notre rapport « Vers la résilience alimentaire ».

Notes et références

  1. Diamond J. (2002) Evolution, consequences and future of plant and animal domestication. Nature 418:700–707.
  2. Définition du Groupe d’Étude et de contrôle des Variétés et des Semences (GEVES)
  3. Le patrimoine génétique des parents sauvages des espèces domestiquées fait également partie de ces ressources puisqu’il peut généralement être transmis par croisement aux variétés cultivées.
  4. On utilise ici les termes « population » et « individu » dans leur sens biologique. Un individu est un organisme d’une espèce quelconque : un pied de maïs, une vache dans un troupeau… Une population est un ensemble d’individus de la même espèce qui vivent dans un même milieu : tous les pieds de maïs d’une parcelle, toutes les vaches d’un troupeau… La délimitation spatiale des populations est assez arbitraire, on peut les envisager à l’échelle d’une ferme ou bien d’un ensemble de fermes au sein d’un territoire relativement homogène.
  5. Le phénotype correspond à l’ensemble des caractères « observables » d’un organisme : forme, couleur, saveur, résistance à la sécheresse ou à une maladie… Il est déterminé à la fois par le génotype (l’ensemble des gènes) et par l’environnement.
  6. Les variétés clones sont l’équivalent des lignées pures pour les plantes à reproduction végétative (vignes, fruitiers, fraisiers, pommes de terre…).
  7. Bonneuil C. et Thomas F. (2009) Gènes, pouvoirs et profits : Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM. Paris, Quae.
  8. Ibid.
  9. Trebuchet G. et Gautier C. (1982) Une Famille, une Maison, Vilmorin-Andrieux. L’historique de Verrières. Accessible en ligne.
  10. Bonneuil C. et Thomas F. (2009) op. cit.
  11. FAO (2019) The State of the World’s Biodiversity for Food and Agriculture, J. Bélanger & D. Pilling (eds.). FAO Commission on Genetic Resources for Food and Agriculture Assessments. Rome.
  12. Goffaux R. et al. (2011) Quels indicateurs pour suivre la diversité génétique des plantes cultivées ? Le cas du blé tendre cultivé en France depuis un siècle. Rapport FRB, Série Expertise et synthèse.
  13. Ibid.
  14. Bonnin et al. (2014) Explaining the decrease in the genetic diversity of wheat in France over the 20th century. Agriculture, Ecosystems and Environment 195:183–192.
  15. Ibid.
  16. Goffaux R. et al. (2011) op. cit.
  17. Bianciotto B. et al. (2015) Inestimables Semences Paysannes. Nature et Progrès 101:23–40.
  18. Dreyfus F. et Villers S. (2015) Évaluation du plan Semences et Agriculture durable. Ministère de l’écologie, du développement et de l’énergie. Ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt. CGEDD, CGAAER.
  19. Rivière P. (2015) Semences paysannes : la gestion de la biodiversité des plantes cultivées pour l’alimentation. La Garance Voyageuse 111:26–30.
  20. Comité Technique Permanent de la Sélection des Plantes Cultivées (2020) Barème 2020 des droits applicables. Accessible en ligne.
  21. GNIS (2020) Le contrôle et la certification des semences. Accessible en ligne.
  22. Réseau Semences Paysannes (2020) Commercialisation des semences et plants. Accessible en ligne.
  23. LOI n° 2020-699 du 10 juin 2020 relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires. Article 10.
  24. Réseau Semences Paysannes (2018) Quand les semences biologiques deviennent du matériel… Accessible en ligne.
  25. Les variétés hybrides F1 ne sont pas concernées par les COV, mais les lignées pures utilisées pour leur obtention peuvent l’être.
  26. De l’ordre de 90 centimes par tonne produite ; GNIS (2019) Nouvel accord pour le financement de la recherche des céréales à paille. Accessible en ligne.
  27. Cela s’applique à 34 espèces de plantes (notamment le blé et l’orge). Seuls les agriculteurs qui produisent moins de 92 tonnes de céréales et d’oléoprotéagineux par an (environ 15 ha) sont exonérés de paiement.
  28. GNIS (2020) La protection des variétés végétales. Accessible en ligne.
  29. Voir par exemple Noisette C. (2010) Europe : deux brevets, sur le brocoli et la tomate ridée, en voie d’être annulés. Accessible en ligne.
  30. Réseau Semences Paysannes (2019) Les brevets sur le vivant. Accessible en ligne.
  31. GNIS (2017) Résultats de l’enquête structure 2016.
  32. Ibid.
  33. Ibid.
  34. Fontaine L. (2019) Variétés de blé tendre inscrites en AB : le catalogue français s’étoffe ! Accessible en ligne.
  35. GNIS (2019) Fixer plus rapidement les nouveaux caractères. Accessible en ligne.
  36. Voir par exemple le cas de la perte de la résistance de certaines variétés de maïs à un insecte s’attaquant aux racines dans Rasmann S. et al. (2005) Recruitment of entomopathogenic nematodes by insect-damaged maize roots. Nature 434:732-737.
  37. Gallais A. (2019) Les variétés modernes de plantes cultivées sont-elles plus ou moins rustiques que les anciennes ? Fiche Questions de l’Académie d’Agriculture de France. Accessible en ligne.
  38. Fraser EDG. (2003) Social Vulnerability and Ecological Fragility: Building Bridges between Social and Natural Sciences Using the Irish Potato Famine as a Case Study. Conservation Ecology 7: 9.
  39. Bourke PMA. (1964) Emergence of Potato Blight, 1843–46. Nature 203: 805–808.
  40. Rustwatch (2019) Wheat rusts threaten European wheat production. Accessible en ligne.
  41. Singh RP. et al. (2011) The Emergence of Ug99 Races of the Stem Rust Fungus is a Threat to World Wheat Production. Annual Review of Phytopathology 49:465-481.
  42. Ibid.
  43. Lewis CM. et al. (2018) Potential for re-emergence of wheat stem rust in the United Kingdom. Communications Biology 1, 13. doi:10.1038/s42003-018-0013-y
  44. Ibid.
  45. Ibid.
  46. De Vallavieille-Pope C. et al. (1997) Les associations de variétés : accroître la biodiversité pour mieux maîtriser les maladies. Dossier de l’environnement de l’INRA 30:101–109.
  47. Zhu Y. et al. (2000) Genetic diversity and disease control in rice. Nature 406:718–722.
  48. Belhaj Fraj M. (2003) Évaluation de la stabilité et la faisabilité des associations variétales de blé tendre d’hiver à destination meunière en conditions agricoles. Mémoire de thèse, ENSAR, Rennes, France.
  49. Tooker JF. et Frand SD. (2012) Genotypically diverse cultivar mixtures for insect pest management and increased crop yields. Journal of Applied Ecology 49:974–985.
  50. Rivière P. (2015) op. cit.

4 commentaires sur “La gestion des semences et de la diversité cultivée”

  1. Merci,de toutes ces informations aussi utiles et éclairantes que nécessaires . Nos futures balises de cheminement de consommation sur notre prodigieuse PLANÈTE…
    “Qui veut voyager loin, menage sa monture “…

  2. Attention, concernant la photo de « moisson » du triticale : il s’agit plutôt de la fauche ou du broyage de la culture car celle-ci est encore verte et il s’agit d’un tracteur, pas d’une moissonneuse.
    Article très intéressant par ailleurs.

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