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La révolution verte et la naissance du système alimentaire industrialisé

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité transforme en profondeur et de manière extrêmement différenciée les systèmes agricoles. En France, entre 1960 et 2010, la production agricole totale double (celle des céréales triple), tandis que la surface de terres cultivées et de pâtures diminue de 10 % ![1] À l’échelle mondiale, sur ce même intervalle, le rendement du riz augmente de 126 % et les surfaces cultivées de 41 %[2]. Cela monte respectivement à 174 % et 55 % pour le maïs[3]. Cette période de mutation radicale d’un certain type d’agriculture porte le nom de révolution verte, ou deuxième révolution agricole des temps modernes[4]. Le système alimentaire industrialisé que l’on connaît aujourd’hui est le résultat de cette révolution.

Dans cet article nous allons résumer les éléments techniques ayant rendu possible la révolution verte. Nous passerons en revue les principales conséquences de cette transformation du monde agricole dans un second article.

Évolution de la production agricole (net primary production, PJ = pétajoules) et des surfaces agricoles (agricultural land, en millions d’hectares) en France depuis 1882. Différentes productions sont indiquées : prairies (grasses), pailles (straw), plantes fourragères (annual fodder), céréales, oléagineux (oilcrops). La paille, autrefois destinée à l’alimentation animale (straw to feed) est aujourd’hui utilisée différemment (other uses) ou laissée sur place (residual). Figure issue de Harchaoui et Chatzimpiros (2018).

Une augmentation phénoménale des rendements

En France, entre 1950 et 2000, les rendements annuels moyens du blé passent de 10 quintaux par hectare (qt/ha, un quintal = 100 kg) à 70 qt/ha[5]. Cette hausse impressionnante repose sur quatre évolutions techniques majeures.

Premièrement, la progression de l’irrigation. Les ouvrages d’aménagement hydraulique, les pompes à moteur thermique ou électrique, les tuyaux souples, les buses et les appareils d’irrigation se multiplient. Ils permettent de constituer des réserves d’eau, d’aller la puiser dans les nappes profondes, et de s’affranchir en grande partie de l’un des facteurs les plus souvent limitant et imprévisible de la production agricole. De nombreuses terres peuvent ainsi être mises en culture partout dans le monde[6],[7].

Vue du haut barrage d’Assouan, Égypte. Construit dans les années 1960 et 1970, ce barrage a comme double fonction de fournir de l’électricité et de réguler le débit du Nil. Grâce au gigantesque réservoir que constitue le lac de barrage (lac Nasser), l’irrigation est possible toute l’année pour les cultivateurs égyptiens. Il s’agit de l’un des plus importants ouvrages hydrauliques au monde. Wikimedia Commons.

Deuxièmement, l’utilisation massive d’engrais minéraux. Jusqu’alors, le renouvellement de la fertilité des terres était principalement assuré par l’apport de fumier (mélange de paille et de déjections du bétail). Il s’agit d’un engrais organique complexe, mettant un certain temps à se décomposer et à libérer les éléments minéraux (azote, phosphore, potassium…) nécessaires à la croissance des plantes. Les quantités disponibles sont par ailleurs limitées par la taille du troupeau. Cette limite disparaît littéralement avec la mise au point, au début du XXe siècle, du procédé Haber-Bosch, permettant de transformer le diazote atmosphérique N2 en ammoniac NH3. S’il intéresse en premier lieu l’industrie militaire pour la fabrication d’explosifs, l’ammoniac peut également être transformé en engrais minéraux riches en azote. En parallèle, l’exploitation des gisements de roches phosphatées et de potasse s’intensifie grâce aux nouvelles machines dont dispose l’industrie minière, alimentées par un flot croissant de pétrole. Les engrais minéraux NPK, simples d’utilisation et à effet immédiat, deviennent bientôt la source de fertilité dominante – voire la seule – pour de nombreux champs et prairies.

Évolution de la fertilisation minérale (ronds et carrés) et de l’irrigation (triangles) dans le monde (hors URSS) au cours de la révolution verte. Figure issue de Tilman et al. (2002).

Troisièmement, la sélection de variétés à hauts rendements. L’irrigation et les engrais minéraux assurent aux cultures une plus grande disponibilité en eau et en nutriments, cependant, les anciennes variétés ne sont pas adaptées à ces nouvelles conditions. Un travail de sélection progressif permet aux agriculteurs et aux agronomes de conserver les plantes capables d’utiliser au mieux cette abondance de ressources, notamment pour la croissance des parties alimentaires. Pour le blé, la part du grain par rapport au total grain + chaume passe par exemple de 35 % dans les variétés des années 1920, à 50 % dans celles des années 1990[8]. Ce processus de sélection touche également les animaux d’élevage et aboutit à la création de races fortement spécialisées pour un type de production (lait, viande, œufs…).

Quatrièmement, le développement des produits phytosanitaires. L’effort de sélection porte principalement sur les capacités de croissance et de production, au détriment des fonctions de résistance aux agresseurs. De la bouillie bordelaise, mise au point en 1885, aux néonicotinoïdes découverts un siècle plus tard, de nombreux pesticides viennent combler cette faiblesse des nouvelles variétés végétales. Les grandes entreprises de chimie fournissent dorénavant aux agriculteurs des armes redoutables pour lutter contre les herbes compétitrices (herbicides), les champignons pathogènes (fongicides), les insectes (insecticides) et autres ravageurs. Comme pour les engrais minéraux, les liens avec l’industrie militaire sont étroits et permettent un effort de recherche et développement conséquent.

Ces quatre grands volets de la révolution verte permettent l’augmentation sensationnelle des rendements évoqués ci-dessus. Un cinquième élément joue un rôle majeur au cours de cette période : la motorisation de l’agriculture.

Une productivité démultipliée par le machinisme agricole

Le développement de nouveaux outils agricoles permet en général non pas tant d’obtenir de meilleurs rendements (production par unité de surface), mais surtout d’améliorer la productivité du travail, c’est-à-dire la surface pouvant être cultivée par agriculteur.

Il faut garder à l’esprit que la mécanisation avait déjà fait son entrée dans le monde agricole avant la révolution verte. Au cours de la révolution industrielle du XIXe siècle, de nombreuses machines destinées aux travaux des champs sont mises au point. Elles fonctionnent alors grâce à l’énergie des animaux de trait ou celle de la combustion du charbon dans une machine à vapeur. Le machinisme agricole va en revanche prendre une toute autre envergure en bénéficiant d’une innovation clé : le moteur à combustion interne.

Moissonneuse actionnée par un attelage de 33 chevaux en 1902 dans l’État de Washington, États-Unis. Wikimedia Commons.

En France, encore très largement dominante dans les campagnes à la fin de la seconde guerre mondiale, la traction animale est remplacée par les premiers tracteurs à une vitesse folle[9]. En vingt ans, on assiste à un véritable effondrement du nombre d’animaux de trait et à la fin d’une pratique de culture attelée vieille de plus de 2 000 ans ![10]

Évolution du nombre d’animaux de trait en France depuis 1882 : chevaux (horses), vaches (cows) et bœufs (oxes). Figure issue de Harchaoui et Chatzimpiros (2018).

La motorisation et les progrès du machinisme agricole sont à l’origine d’un saut de productivité gigantesque pour les agriculteurs qui en bénéficient. Les surfaces cultivables par un homme seul et bien équipé dépassent rapidement les 100 hectares, là où un paysan ne disposant que d’outils manuels ne peut guère cultiver correctement plus d’un hectare[11]. Lorsqu’en plus on prend en compte les différences de rendements entre l’agriculture paysanne manuelle et l’agriculture industrialisée, les écarts de productivité peuvent dépasser un facteur 1 000 ![12]

Gammes des superficies cultivables (en hectares) et de la productivité (en tonnes de grain par travailleur) en fonction des outils agricoles disponibles. Figure issue de Mazoyer et Roudard (2002).

Libération des terres et augmentation du surplus agricole

Au cours de la révolution verte, le surplus généré par les fermes augmente fortement. Il s’agit de toute la production qui ne sert pas à l’auto-entretien du système agricole (semences, nourriture des animaux, engrais organiques). Deux facteurs contribuent à cela, en plus de l’augmentation des rendements.

Premièrement, la disparition de la traction animale. L’industrie pétrolière libère les agriculteurs du besoin de produire leur propre énergie. Les terres cultivées pour nourrir les chevaux et les bœufs de trait peuvent donc directement servir à l’alimentation humaine. En France, l’avoine cultivé pour nourrir les 3 millions de chevaux de 1929 représentait 45 % des surfaces céréalières, il ne représente plus que 5 % de ces surfaces en 1983, avec moins de 100 000 chevaux[13].

Deuxièmement, le passage aux engrais minéraux. Une partie des terres était allouée à des légumineuses alimentaires ou fourragères capables de fixer l’azote atmosphérique et donc de participer au renouvellement de la fertilité des systèmes agricoles. Le développement des engrais azotés de synthèse permet de s’affranchir de cette contrainte et de convertir ces terres en cultures directement destinées à l’alimentation humaine. On comptait ainsi plus de 3,2 millions d’hectares de terres dédiées à la fixation biologique d’azote au milieu des années soixante en France – soit 10 % de la surface agricole – contre 200 000 hectares aujourd’hui[14]. Les deux millions de tonnes d’azote actuellement fournies par les engrais de synthèse en France correspondraient à la production de 8 millions d’hectares de légumineuses (30 % de la surface agricole !)[15].

Ce surplus permet de nourrir plus d’humains, mais aussi, plus d’animaux d’élevage.

Conclusion

C’est bien une révolution qui touche le monde agricole au cours de la seconde moitié du XXe siècle. D’un côté, l’irrigation, les engrais minéraux, la sélection variétale et les produits phytosanitaires permettent une multiplication des rendements, de l’autre, la motomécanisation est à l’origine d’une augmentation impressionnante de la productivité.

Les techniques d’amélioration des rendements se diffusent assez largement – mais de manière inégale – dans le monde, mais la mécanisation lourde reste l’apanage des pays industrialisés et de certaines exploitations géantes des pays du Sud.

La révolution verte, par une action à grande échelle de l’homme sur les ressources hydriques, minérales, énergétiques et biologiques, a donné naissance au système alimentaire industrialisé que nous connaissons. Si cette révolution a permis un doublement extrêmement rapide de l’offre alimentaire mondiale, ses conséquences vont, quant à elles, bien au-delà de l’aspect purement productif.

Notes et références

  1. Harchaoui S, Chatzimpiros P. 2018. Energy, Nitrogen, and Farm Surplus Transitions in Agriculture from Historical Data Modeling. France, 1882–2013. Journal of Industrial Ecology. doi:10.1111/jiec.12760
  2. Chiffres issus de la banque de données de la FAO (FAOSTAT). http://www.fao.org/faostat/fr/#home
  3. ibid.
  4. Mazoyer M, Roudart L. 2002. Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine. Points histoire, éditions du Seuil (seconde édition).
  5. Rebulard S. 2018. Le défi alimentaire. Écologie, agronomie et avenir. Belin : Éducation.
  6. Rebulard S. 2018. op. cit.
  7. Tilman D, Cassman KG, Matson PA, Naylor R, Polasky S. 2002. Agricultural sustainability and intensive production practices. Nature 418: 671–677.
  8. Mazoyer M, Roudart L. 2002. op. cit.
  9. Harchaoui S, Chatzimpiros P. 2018. op. cit.
  10. Mazoyer M, Roudart L. 2002. op. cit.
  11. ibid.
  12. ibid.
  13. Harchaoui S, Chatzimpiros P. 2018. op. cit.
  14. ibid.
  15. ibid.

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