Aller au contenu

Scénario 4 : Les überculteurs

Illustration : Tim Mossholder - Unsplash

Scénario 4 : Les überculteurs

Libéralisme et exode urbain

Les Greniers d’Abondance

Creative Commons BY NC SA

L’un après l’autre, les vaccins sont neutralisés par de nouveaux variants du SARS-CoV-2, les vagues épidémiques se succèdent et la récession s’installe. Fin 2021, le taux de chômage dépasse les 20 % dans la plupart des grandes villes françaises. Tout un pan de la société – ouvriers, employés, petits commerçants, étudiants – se trouve dans une situation de précarité inédite. En janvier 2022, les Gilets Jaunes reviennent en force sur les Champs Élysées et sont réprimés dans une violence meurtrière. La situation politique vire au chaos et Emmanuel Macron dissout l’Assemblée Nationale à seulement trois mois des présidentielles. C’est un échec complet : le Rassemblement National mène une campagne de manipulation de l’électorat par micro-ciblage sur les réseaux sociaux, et remporte la majorité absolue des sièges. Marine Le Pen est élue présidente de la République dans la foulée. Jean-Luc Mélenchon, son adversaire défait au second tour, appelle « le peuple français à se battre jusqu’au bout contre l’hydre fasciste ».

Les promesses sociales du RN se révèlent rapidement être un miroir aux alouettes et le projet national-libéral du gouvernement se construit avec la complaisance des grands médias et des élites financières et économiques. À l’État les fonctions régaliennes et leur durcissement nativiste, la politique migratoire et la redéfinition du droit de nationalité ; aux grandes entreprises françaises le soin de conduire les affaires du pays en « bons pères de famille ». La « loi pour la souveraineté nationale et la liberté économique » adoptée en novembre 2022 poursuit les allégements fiscaux et la privatisation des services publics engagés sous Macron. Les perspectives économiques restent cependant maussades, et de nombreux investisseurs choisissent de sécuriser leur patrimoine dans des valeurs refuges. Particulièrement prisées, les forêts et les terres agricoles prennent de l’importance dans les portefeuilles d’actifs des grandes fortunes françaises. La concentration économique des filières agroindustrielles bat son plein, et certaines poussent l’intégration à son summum en acquérant les terres, les variétés cultivées, les usines de transformation et les circuits de distribution.

Dans les grandes villes, les tensions sociales sont exacerbées. Des « milices patriotes » assistent la police pour faire appliquer la nouvelle « loi d’identité républicaine ». Les inégalités et l’insécurité atteignent un record historique ; le secteur tertiaire est durablement sinistré et les chômeurs sont toujours plus nombreux. Paradoxalement, la situation dans les campagnes est moins sombre. Depuis le Frexit, la fermeture des frontières aux travailleurs étrangers ouvre quelques perspectives d’emploi dans le secteur agricole et industriel. L’influence de l’État s’y fait moins sentir et les forces d’opposition tentent d’y construire des alternatives politiques.

La sécheresse de 2024, « l’année sans pluie », bouleverse toute l’Europe. Les rendements céréaliers sont catastrophiques et les éleveurs, face à des prairies brûlées, sont contraints d’abattre une grande partie de leur cheptel. Sans ressources, et sous la pression de leurs créanciers, les agriculteurs qui possédaient encore leurs terres doivent les céder aux firmes de l’agroindustrie. En position de force, celles-ci obtiennent une redéfinition du statut de fermage, jugé archaïque et freinant l’innovation. La « loi de modernisation pour le progrès agricole » permet aux firmes propriétaires de définir la durée et les conditions d’exploitation des terres et leur donne droit de révocation pour toute entorse.

Isolée politiquement et sans grand pouvoir d’influence économique ou diplomatique, la France subit de plein fouet le choc pétrolier d’avril 2025. Les grandes entreprises annoncent se mettre « au service de la Nation » pour faire face à la crise et planifient avec l’État la satisfaction des besoins essentiels de la population. Les « accords de réciprocité » mis en place à cette occasion garantissent aux compagnies privées un retour sur investissement conséquent sous forme d’avantages fiscaux et de subventions publiques pour le développement de leur « résilience économique ». En pratique, la gestion de la crise est chaotique. Le prix des pâtes et de la farine est multiplié par cinq, les fruits et légumes disparaissent durablement des rayons. En ville, les collectifs et associations organisant l’aide alimentaire d’urgence sont débordés, tandis que certains bourgs et villages isolés sont laissés à leur sort.

Les contraintes sur les ressources vont croissant et les prévisions climatiques s’avèrent plus graves que prévues. Les firmes agroindustrielles sont mises en difficulté par l’irrégularité des rendements, le renchérissement des intrants, les crises énergétiques récurrentes ou le manque de fiabilité de leurs fournisseurs de pièces et de machines. Pour sécuriser la rentabilité de leurs actifs, elles engagent une transformation rapide et profonde de leur modèle. L’exploitation des terres agricoles fait désormais l’objet d’une conditionnalité agroécologique forte, les productions se diversifient pour limiter les risques et le besoin en main d’œuvre augmente. Le coût prohibitif du pétrole les pousse à développer la production d’agrocarburants et de biogaz. Cela n’est toutefois pas suffisant pour sauver les usines agroalimentaires géantes, dépendantes de chaînes d’approvisionnement de longue distance. Les pertes sont prises en charge par l’État malgré les contestations internes et la démission de plusieurs dizaines de hauts fonctionnaires. Le déploiement de nombreuses unités de transformation de petite taille dans les territoires et les nouveaux décrets assouplissant le droit du travail renforcent les perspectives d’emploi en zone rurale.

Le déclin des gisements de pétrole conventionnel s’accélère et plonge les pays exportateurs dans le chaos. L’effondrement des États algérien et nigérian au cours des années 2025 et 2026 déstabilise lourdement le continent africain et provoque une vague de réfugiés sans précédent. Malgré un violent contrôle aux frontières, le gouvernement d’extrême droite n’a pas les moyens de contenir l’afflux de migrants. Ces derniers viennent grossir les rangs des travailleurs ruraux précaires. Les compagnies agroalimentaires accueillent favorablement cette main d’œuvre bon marché et font la promotion du travail libre, de la juste concurrence et du mérite individuel. Ainsi naissent les überculteurs. Chaque semaine, les missions à pourvoir sont annoncées dans les villages et les camps de réfugiés où les habitants luttent pour décrocher quelques heures de travail : entretien des cultures et des haies, conduite et nourrissage des bêtes, permanence à l’usine agroalimentaire, fret à vélo… La FNSEA change de nom pour devenir la Fédération Nationale des Syndicats de Gestionnaires Agricoles et ses membres prennent en charge l’encadrement des « néo néo » (néo-entrepreneurs néo-ruraux) dans les fermes Auchan et les urino-distilleries Bayer-Yara-Monsanto.

Les « communautés réservées » fleurissent dans les campagnes à mesure que l’idéal du petit village gaulois fortifié progresse parmi les classes privilégiées et que les conditions de vie urbaines se dégradent. Au cours de l’été 2026, une canicule violente met sous haute tension le réseau électrique. Les opérations de délestage quotidiennes viennent palier le déficit de production électrique. Combinées à la surchauffe de certaines lignes souterraines, elles rendent très fluctuant l’approvisionnement électrique des villes. La « crise des climatiseurs » qui en résulte entraîne des émeutes dans de nombreux quartiers et marque une accélération de l’exode urbain.

Les inégalités sociales et les conflits deviennent intenables pour le pouvoir en place et vont jusqu’à menacer les puissances économiques. En particulier, la gestion des ressources dans les campagnes fait l’objet d’affrontements incessants. Les occupations illégales de terrain, les pompages sauvages de réserve d’eau ou les sabotages d’usines sont monnaie courante, portés par de nombreux groupes de résistance plus ou moins structurés, à l’image de l’Alternative Autonome Armoricaine, qui déclare faire sécession début 2027. Consciente de ses intérêts, l’élite capitaliste fait bloc et prend en main les élections présidentielles. Son candidat parvient sans difficulté à l’Élysée à l’issue d’une campagne ne laissant aucune place au hasard.

L’État se désengage progressivement de ses différentes fonctions sociales au profit de sociétés spécialisées dans l’éducation, les soins ou la sécurité des personnes. La contraction énergétique se poursuit et les carburants deviennent inabordables pour une large part de la population. Les territoires gagnent de fait en autonomie et les luttes politiques se diversifient en fonction des contextes régionaux. Les grandes compagnies elles-mêmes se fragmentent, laissant aux dirigeants locaux un pouvoir considérable. La démographie est en baisse, avec certaines villes ou quartiers complètement abandonnés. Les campagnes sont un fourmillement d’inventions, de conflits, de solidarités et d’injustices. La nuit, les insectes sont de retour lorsque s’allument les lumières.

1 commentaire pour “Scénario 4 : Les überculteurs”

  1. Serait-il possible que le futur (proche) soit un mélange des 4 scenarii ? En tout cas, ça donne à réfléchir, et à voir d’un autre oeil l’évolution actuelle des sociétés. Sur certains territoires, il semble difficile de faire accepter l’idée d’un quelconque changement. Et pourtant, il faudra bien trouver une porte de sortie ! Merci au collectif pour cette belle écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

J’accepte les conditions et la politique de confidentialité