Aller au contenu

Scénario 1 : Troupeau aveugle

Illustration : Pixabay

Scénario 1 : Troupeau aveugle

Libéralisme et métropolisation

Les Greniers d’Abondance

Creative Commons BY NC SA

La lourde récession économique qui accompagne la crise sanitaire exacerbe les inégalités. Les ménages les plus précaires coupent dans leur budget alimentaire, et les organisations d’aide ne parviennent pas à faire face à l’explosion de la demande. Les géants de la grande distribution s’engagent dans une guerre des prix sans merci qui leur permet d’asseoir leur hégémonie sur l’ensemble de l’offre alimentaire. En 2022, un grand nombre de boulangeries et de commerces alimentaires spécialisés mettent la clé sous la porte ou se franchisent sous la bannière de Leclerc, Auchan, et Système U. Emmanuel Macron, dont la popularité est remontée au cours de la crise sanitaire, se présente à nouveau comme le rempart contre un Rassemblement National renforcé. L’opinion publique, fortement polarisée, se déchire au cours d’un second tour d’une violence inédite. Le candidat sortant l’emporte de justesse, et sa victoire est applaudie dans les principaux médias d’Europe et des États-Unis.

Dans le même temps, une souche particulièrement virulente du champignon à l’origine de la rouille du blé se propage à grande vitesse sur l’ensemble de l’Europe de l’Ouest à la faveur d’un printemps exceptionnellement humide. Les céréaliers accusent de très lourdes pertes sur les « récoltes noires » de l’année 2022, et la France est contrainte d’importer plusieurs millions de tonnes de blé. En prévision des semis d’automne, l’ANSES est sommée de délivrer une autorisation de mise sur le marché d’un fongicide variant de l’époxiconazole, qui semble efficace contre le pathogène. Les aides financières apportées aux paysans sont largement insuffisantes pour couvrir les besoins, et une vague de suicides dans le monde agricole soulève l’indignation populaire. De nombreux ruraux quittent la campagne pour s’installer en périphérie des grandes villes et y décrocher un emploi intermittent. Le gouvernement réalise d’importantes coupes budgétaires dans les secteurs non productifs (soin, éducation, culture) et le marché privé se développe.

En février 2023, Christiane Lambert, ancienne présidente de la FNSEA, est nommée Ministre de l’Agriculture. Ses mots d’ordre : « dynamiser le secteur par l’innovation et l’ouverture internationale ». Certaines normes, jugées trop contraignantes, sont abrogées : les traitements hormonaux sont réintroduits pour les animaux d’élevage, au mépris de la réglementation européenne. Les fermes-usines comptant plus de 10 000 porcs ou plus de 100 000 volailles dominent désormais le marché. Afin de mieux maîtriser les coûts de production, les foncières de la grande distribution se lancent dans le rachat des terres agricoles, volontiers cédées par des paysans au bord du gouffre financier et par des propriétaires en manque de liquidités pour faire face à la hausse des dépenses d’éducation et de santé. Les grands groupes acquièrent pour des sommes modiques un tiers du foncier agricole. À la faveur d’une nouvelle loi de libéralisation du marché du travail, ils engagent d’anciens propriétaires-exploitants et des travailleurs étrangers pour les cultiver. En parallèle, ils investissent en recherche et développement pour s’armer contre les menaces inlassablement répétées par la communauté scientifique. Des sommes colossales sont engagées pour développer des drones pollinisateurs en vue de compenser l’effondrement des populations d’insectes. La recherche s’accélère également autour des variétés de céréales résistantes à la sécheresse ou capables de fixer l’azote atmosphérique. Dans les métropoles, les courses alimentaires sont livrées aux particuliers par les tripodes électriques autonomes d’Amazon, qui a racheté une grande partie des espaces de stockage du centre-ville, et vante les atouts de son organisation pour le climat et la qualité de l’air.

L’âpre concurrence sur les prix mène les firmes agroindustrielles à des négligences sanitaires. Fin novembre 2023, un scandale ébranle le secteur : plus de 600 000 lots de lait lyophilisé contaminé à la mélamine, un composé de la colle, ont été vendus durant l’automne. Près de cinquante décès sont recensés, et l’affaire est fortement médiatisée. La recherche des coûts de production les plus bas dans les filières d’élevage industriel doit composer avec une opinion publique de plus en plus critique. Suite à une série d’actions de « délivrance », à des boycotts largement suivis, et au renforcement de la concurrence asiatique dopée par un nouvel accord de libre-échange, l’industrie du porc breton s’effondre. Des dizaines de milliers d’emplois disparaissent et des centaines de logements préfabriqués accueillent les foyers démunis aux portes de Rennes, Quimper et Saint-Brieuc.

Pour répondre à la demande de qualité des classes supérieures, les géants de la distribution installent des fermes urbaines verticales à légumes dans les centres-villes. Des techniques de pointe, telles que l’aquaculture-multitrophique-intégrée, y sont développées. Leur production, largement insuffisante pour satisfaire l’ensemble de la population, n’est à la portée que des classes aisées. En parallèle, l’ensemble de l’offre alimentaire réinvente sa communication pour regagner la confiance des consommateurs. McDonald’s  développe un menu « Conscious », rapidement suivi par la gamme « Slowfood » de Uber Diner.

L’été 2024 et ses records de température font suite à l’un des printemps les plus précoces et secs jamais observés. Entre la mi-juillet et le début du mois d’août, d’importants feux de forêts sévissent sur le territoire et touchent des régions jusqu’ici préservées comme l’Aquitaine et l’Île-de-France. De l’Aude au Gard, un feu géant réduit en cendres près de 100 000 hectares de forêt avant d’être maîtrisé à la fin du mois d’août. Pour faire face à la sécheresse, la quasi-totalité des départements sont concernés par des arrêtés de restriction d’usage de l’eau. Plus d’une centaines de communes sont ravitaillées par camions-citernes. Les images d’une campagne sinistrée, relayées sans relâche sur les chaînes d’information en continu, contribuent à l’émergence d’un sentiment de « sécurité urbaine ». Ce dernier est renforcé par la présence dans les villes de « SOS GMS » un réseau privé d’aide alimentaire très bien structuré grâce auquel les rebuts de la grande distribution nourrissent une part croissante de la population. Ce service garantit aux entreprises donatrices des avantages fiscaux très appréciables et permet tant bien que mal le maintien d’une certaine paix sociale.

En février 2025, le groupe Auchan-Casino, alors propriétaire de 23 % de la SAU française, présente au salon de l’agriculture un tracteur autonome permettant aux grandes compagnies foncières de se passer de main d’œuvre agricole et de cultiver elles-mêmes les terres acquises ces dernières années. Un opérateur peut désormais exploiter jusqu’à 5 000 hectares depuis un centre de contrôle distant. L’agriculture en col blanc se développe et l’exode rural s’accélère : certaines régions sont presque intégralement vidées, tandis que les villes s’étalent et se densifient. Les coûts de production sont au niveau le plus bas jamais observé, et les chambres d’agriculture, où siègent désormais les dirigeants locaux des multinationales agroalimentaires, se félicitent de la compétitivité retrouvée de l’agriculture française.

Deux mois plus tard, un choc pétro-gazier frappe de plein fouet tous les secteurs de l’industrie. Emmanuel Macron demande la réouverture d’urgence de quatre centrales nucléaires fermées en début de mandat. Les prix du matériel informatique et robotique et celui des carburants s’envolent, les start-up de l’AgTech s’écroulent, les BARBAC (Bayer, Avril-Roquette, Bigard, Auchan-Casino) sont mises en grande difficulté et convoquent des cellules de crise. Le fret routier est quasiment suspendu entre le nord et le sud de l’Europe et l’armée est mobilisée pour encadrer l’approvisionnement alimentaire des villes. Des « migrants de la faim » sont contraints de gagner les villes les plus proches, les épiceries trop isolées n’étant plus ravitaillées. La part du charbon dans le mix énergétique mondial augmente rapidement pour compenser la chute du pétrole et du gaz. En décembre de cette même année, la COP30 entérine à travers l’accord d’Apia (Samoa) la volonté de la communauté internationale de limiter pour de bon le réchauffement climatique à 2,5°C par rapport à l’époque préindustrielle.

En France, les Gilets Verts inquiètent le gouvernement. En mai 2026, à leur initiative, un incendie volontaire visant un entrepôt de la filiale Uber Retail tue accidentellement treize employés. L’affaire est très médiatisée. Le mouvement est dès lors considéré comme une organisation terroriste par le conseil de l’Union Européenne et ses deux millions de sympathisants font l’objet d’un harcèlement policier et judiciaire implacable. Le nouveau gouvernement renforce la cellule Demeter et étend son mandat à la protection de l’ensemble des acteurs du secteur agroalimentaire. Si la violence des répressions parvient à faire taire la majorité des contestataires, certains déplacent la lutte dans les campagnes et s’installent illégalement dans plusieurs domaines agricoles stratégiques. En 2026, la moitié des écoles publiques situées en « zone dépeuplée » ont fermé, et sont remplacées par un service de cours en ligne. L’espérance de vie en bonne santé accuse une forte baisse pour la troisième année consécutive, à cause de la  multiplication des pathologies liées au surpoids, et d’une exposition croissante de la population aux perturbateurs endocriniens. Le ministre de la santé enjoint le secteur agroalimentaire à prendre ses responsabilités, tout en saluant « les efforts déjà engagés pour accélérer la recherche par des entreprises qui non seulement nous nourrissent, mais en plus nous guérissent ».

3 commentaires sur “Scénario 1 : Troupeau aveugle”

  1. Ça fait mal de lire ça, car ce genre de future est possible.

    « des entreprises qui non seulement nous nourrissent, mais en plus nous guérissent » la phrase qui tue.
    Mais la réalité dépasse déjà la fiction : Bayer-Monsanto, une entreprise qui nous rend malade et qui nous soigne ?.

    Merci pour le texte

  2. bonjour
    ce scénario s’inscrit dans la continuité de ce que nous avons fait et finalement accepté depuis 40 ans
    est ce vraiment de la science fiction?
    Nathalie

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

J’accepte les conditions et la politique de confidentialité