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billet d'humeur

Bernard et la faim dans le monde

humeur de novembre 2020

Chères et chers compatriotes,

Ce calme digne d’un confinement est propice à l’innovation et à la création de valeur, dans le strict respect de la doctrine sanitaire nationale : métro-boulot-macdo.

Crédit photo : @Les Échos (McDonald’s)

Profitons de cette période de quiétude socio-économique historique pour réfléchir posément à un sujet sérieux. Nous souhaiterions mettre à l’épreuve des faits une théorie qui, si elle s’avère vérifiée, fera avancer d’un grand pas notre compréhension collective de pourquoi tout va méga mal sur Terre.

« On comprend que dalle au milliards. »

Le premier indice ayant mis des chercheurs en deep-neural-learning sur la piste de cette théorie audacieuse est le patrimoine de Jeff Bezos, qui s’élève à 200 milliards de dollars. Que vous n’ayez pas sursauté en lisant cette phrase n’a rien de surprenant : ce montant est incommensurable pour le cerveau humain, qui se contente de classer Jeff dans la catégorie « plus riche que moi ».

À titre de comparaison, Picsou est propriétaire d’une piscine de pièces d’or de 33 mètres cube. En se basant sur le cours de l’or, la revue Forbes estime la fortune du plus riche personnage de fiction jamais inventé à 65 milliards de dollars. La réalité dépasse donc par trois fois la fiction.
 

La fortune de Jeff équivaut aux produits intérieurs bruts cumulés du Mali, du Niger, du Tchad, du Soudan, du Soudan du Sud, du Nigeria, du Cameroun, de la République Centrafricaine, de l’Erythrée, du Sénégal, de la Gambie, de la Mauritanie et du Burkina Faso.

La somme des revenus annuels des 205 millions de personnes vivant dans les pays colorés en jaune (Sahel au sens large) est inférieure à la fortune de Jeff.
Nb : nous sommes conscients de comparer un stock (le patrimoine de Jeff) et des flux (les PIB nationaux), mais ces frivolités économiques n’ôtent pas leur intérêt à ces calculs de coin de table.

Tout prendre à Jeff ?

La FAO et le Programme Alimentaire Mondial (prix Nobel de la Paix 2020) viennent de publier un rapport sur l’état de l’insécurité alimentaire aiguë sur Terre.

Le Burkina Faso, le Nigéria, le Soudan du Sud et le Yémen risquent la famine si la situation continue de se détériorer au cours des prochains mois. Seize autres pays sont menacés par l’aggravation de la faim.

Comme on le voit sur cette carte, la plupart des pays moins riches que Jeff connaissent un risque critique d’aggravation de la faim. L’évolution de la situation dépend notamment du financement des interventions humanitaires, qui à date n’ont reçu qu’un tiers des besoins estimés. Il manque une vingtaine de milliards de dollars pour compléter le dispositif – soit 10 % de la fortune de Jeff.

Plus généralement, la FAO estime que résoudre la faim dans le monde requerrait un investissement annuel de l’ordre de 120 milliards de dollars. Que l’on ne redistribue pas immédiatement l’argent de Jeff semble constituer une preuve robuste que l’on ne comprend rien aux milliards.

Plusieurs de ces pays qui gagnent moins que Jeff sont en train de sombrer dans la famine, d’après le Programme Alimentaire Mondial. Même en ne considérant que les revenus annuels de Jeff, ceux-ci se situent ces dernières années entre 30 et 50 milliards de dollars.

Si vous pensez que « de toutes façons, il n’y a pas assez à manger sur Terre pour nourrir l’humanité », détrompez-vous ! Près de 1,9 milliards d’humains sont en surpoids, et 650 millions sont obèses. Un tiers de la production mondiale de céréales et 60% des terres cultivables servent à nourrir des animaux d’élevage. Si vous pensez que « de toutes façons, l’argent de M. Bezos est fictif et ne pourrait pas être transformé en argent réel », là encore, détrompez-vous.
 
Faisons maintenant une expérience de pensée insolite : imaginons que la vie de plusieurs millions de personnes vaille plus, à nos yeux, que le compte bancaire d’un individu. On opterait alors probablement pour une stratégie politique de type « tout prendre à Jeff ». Mais nous nous heurterions alors à un autre type de difficulté !

Comment déplacer la fortune de Jeff ?

La première idée qui vient à l’esprit pour déplacer l’argent de Jeff est de le mettre dans un bateau. Cependant, la tâche est plus ardue qu’il n’y paraît.

Le porte-conteneur HMM Dublin est l’un des plus grands du monde. Il supporte 230 000 tonnes de chargement utile. À 660 euros le kilogramme d’argent-métal, ce navire peut transporter 150 milliards de dollars sous forme d’argent. Mince, pas assez pour la fortune de Jeff !

Une autre manière de déplacer l’argent de Jeff serait de tout retirer en espèce au distributeur. À raison de 500 euros par minute, cela prendrait environ 750 ans – mais nous pourrions nous partager la tâche, et charger le tout dans un grand bateau.

1 million de dollars US en coupures de 100 $ rentrent aisément dans un sac à dos, mais il faut un camion de 10 m3 pour transporter 1 milliard ! Déplacer la fortune de Jeff nécessitera donc plusieurs centaines de camions de billets de 100 dollars.

Tout prendre à Bernard ?

En France, on a moins à craindre concernant notre sécurité alimentaire – du moins dans l’immédiat. Ceci dit, il y a tout de même huit millions de personnes qui avaient besoin de l’aide alimentaire en 2019, d’après le dernier rapport du Secours Catholique sur l’état de la pauvreté en France

L’invitation surprise du coronavirus n’améliore pas franchement l’ambiance à table : les associations font remonter des hausses de 30 % à 50 % des besoins auprès d’un public qui ne cesse de s’élargir.

Considérant la fortune de Bernard Arnault (115 milliards d’euros), pourquoi ne pas appliquer une variante de la stratégie « tout prendre à Jeff » ?

« Tout prendre à Bernard » permettrait en effet de doter chacun des huit millions de français dépendants de l’aide alimentaire d’un budget mensuel de 150 euros d’achat alimentaire pour 8 ans. Toutefois, aucune de ces stratégies ne semble avoir le vent en poupe. Bernard ne paye pas beaucoup d’impôts en France, Jeff presque aucun – et leurs affaires roulent. Qu’en conclure ?
De deux choses l’une :
  • soit nous ne comprenons rien aux milliards ;
  • soit tout notre système économique et politique s’organise de manière à garantir la sécurité et la profitabilité des investissements privés et, ce faisant, accorde plus d’importance au compte bancaire d’une poignée d’individus qu’à la santé et la vie de millions d’autres.

La seconde hypothèse est exclue d’office puisque nous vivons dans une méritocratie libre, égalitaire et fraternelle. D’ailleurs, notre faculté collective à ne rien comprendre aux milliards privés s’illustre aussi dans la gestion de nos deniers publics

Plan de relance droit dans le mur

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. On n’hésite donc pas à aligner 15 milliards pour soutenir une industrie qui doit absolument disparaître si nous souhaitons conserver une planète habitable.
 
Pour manger sans pétrole, il faudra en revanche se lever tôt, car le plan de relance ne prévoit que 80 millions (soit 0,5 % du coup de pouce aux avions) pour les systèmes alimentaires territoriaux.

Pour savoir comment un SUV français de 2 tonnes peut sauver le climat, n’hésitez pas à visionner le clip de promo de la startup France.

Notre théorie des milliards se trouve donc solidement corroborée par les faits. Vive la croissance et bon appétit.